Cet extrait donne un aperçu succinct de la puissance symbolique d'un outil-instrument dont l'application au plan géométrique semble parfaite mais dont la haute provenance reste à rechercher. Au-delà de son utilité apparente se profile une finalité cachée...
La règle
« Outil » traditionnel de la franc-maçonnerie, la règle est l’instrument du compagnon ou du maître[1] suivant les rites. Elle sert à vérifier les alignements et à mesurer l’ouvrage, à le rendre homogène. Symbole de la rectitude, de la méthode, et de la loi, elle est aussi l’expression de la régularité[2] maçonnique dans la bonne application des principes initiatiques.
Au plan géométrique la règle est d’abord une droite reliant deux points. Elle est génératrice de la ligne droite qui se prolonge indéfiniment dans les deux sens.
Au plan étymologique la règle s’associe à l’idée de mener, de diriger, de guider.
Naissance de la règle
Le point originel génère, par l’action du Logos une trajectoire droite, qu’on appelle l’action droite ou l’intention droite. C’est la puissance du point que de créer un mouvement directionnel et ordonné par l’intermédiaire du Logos.
Cette action dynamique est, ni plus ni moins, l’expression du Logos qui organise et ordonne la manifestation. L’ « ordo » dont il est question se distingue du « Chaos », de l’informalité et de la non-manifestation, par le cadrage de l’intention droite. Ainsi, on peut affirmer que la droite est l’expression dédoublée de la source créative. La source créative dans la règle graduée est représentée par le Zéro. Paradoxalement le Zéro quantitatif et métrique qualifie l’unité primordiale qui est une totalité sans quantité.
Cependant si le point est sans parties, la droite a une longueur, mais pas de largeur. Elle se manifeste par son étendue. Sa manifestation n’est, dans son tracé, qu’une succession de points marqués sur une trajectoire définie. Pour nous, cette trajectoire s’achève dans un temps donné qui s’écoule du point A jusqu’au point B, dans une hécatombe de successibles, qui n’ont d’existence qu’à un moment déterminé. Finalement, la droite que compose la règle du maçon n’est que la duplication, la génération du point par son intention droite.
Le temps et l’espace
La particularité de la règle repose sur sa graduation qui introduit le temps et l’espace.
Dès lors, le temps dans son écoulement prend tout son sens. On parle de la règle à 24 pouces. Les 12 heures du Jour et de la nuit rythment efficacement la vie du maçon. Cette linéarité de la règle engendre l’hypothèse d’une fin à l’écoulement du temps, ce qui est contradictoire de l’expérience cyclique de la vie sur terre. Opposer la linéarité avec son début et sa fin, au cycle sans cesse renouvelé vaut par exemple, l’affirmation de la planéité de la terre au moyen âge.
Il ne faut jamais se fier aux apparences et l’initié convaincu de leurs tromperies, tente de relier la graduation à 24 pouces aux effets cycliques. Les 24 pouces sont, selon l’ancienne règle des opératifs, la division journalière en trois séquences et quatre parties, « l’une pour prier le Dieu tout puissant, l’autre à travailler et à nous reposer, la dernière à venir en aide à un ami, un frère dans le besoin sans préjudice pour nous et notre famille ». Un cycle complet fait 24 heures divisé en 4 périodes de six unités horaires. Le cercle se divise parfaitement en 6 arcs, en reportant au compas, le rayon du cercle sur sa circonférence. Les six droites réunies font un hexagone qui nous donne l’hexagramme, symbole du macrocosme[3]. Les 24 pouces de la règle sont une représentation symbolique de la totalité macrocosmique. Simplement, la règle à 24 pouces est l’application linéaire, humaine et contingente de la totalité.
Ainsi pourvu d’une règle de vie non plane et finie, mais cyclique et infinie, le maçon observe sa loge pour s’apercevoir que celle-ci n’est que le reflet des cycles sans fin de la vie et de la mort, du cycle du jour et de la nuit, de cycle de la graine de blé plantée en terre à sa germination, jusqu'à son retour dans l’obscurité de la matrice universelle. Hiram nous rappelle que la fin est un début.
La règle « dégradée » par le temps devient instrument de mesure ici-bas. L’unité de mesure devient une fraction d’existence matérielle. L’art de la mesure devient celui de l’artisan géomètre qui, des deux pointes de son compas, appliquées sur le tranchant de la règle, mesure la fraction d’éternité. La graduation fait entrer la métaphysique de la droite dans le domaine inférieur de la quantité et de la finitude. Là, le temps et son érosion jouent un rôle insidieux, introduisant l’usure financière et l’usure de la matière. L’homme citoyen d’Athènes n’est que le jouet temporaire de Chronos. Telle une poupée démembrée, il sera dispersé dans les flots du Nil.
L’intention droite, conforme au Logos devrait s’abstraire de la graduation. C’est chose faite, tel un miracle au passage du grade de Maître. Libéré de la perception temporaire et spatiale[4], le Maître par sa mort et sa renaissance, telle ISIS, se recompose débarrassé de sa fraction contingente.
Il est l’homme véritable, celui qui a affronté victorieusement l’écoulement du temps, la fin du genre, des nombres et la quantité. Il est celui qui est mort à cette thésaurisation, pour renaître dans le dénuement de l’unité et sous l’égide de la parole perdue, significative du Logos.
L’ordre
La règle chez le bâtisseur est avant tout synonyme d’ordre. Sa racine étymologique contribue à la solidité de l’édifice à bâtir. Il n’y a pas d’architecture sans plan, il n’y a pas de plan sans architecte et il n’y a pas de plan sans règle.
À cet instant, la règle devient les règles de construction du temple sans lesquelles l’esprit ne peut irradier la matière. C’est l’art du trait appris par le compagnon et mis en œuvre par le maître sur sa planche à tracer qui symbolise l’action de l’esprit ordonnateur sur la matière brute.
Naturellement celui qui tient la règle n’est autre que le Grand Architecte de l’Univers. Cette règle-règlement, deviens potentiellement source de toutes les intentions droites du point originel et fondateur, tant et si bien qu’elle se substitue à la Bible ou au volume de la Loi Sacrée à certains rites.
La règle, comprise dans son sens fondateur, peut suppléer aux règles ésotériques de l’évangile de Saint-Jean. Nous savons que cet Évangile est à interpréter dans un sens purement ésotérique. Par conséquent, la contingence et l’écoulement numéral du temps sont sans effet sur sa lecture. Il faut donc admettre que la règle se substituant à la Bible ne devrait avoir que deux graduations, celle du point et l’expression de son étendue. L’Alpha et l’Oméga. Dans ce cas l’Omega n’exprime pas la « limite » extrême de la droite, mais une potentialité, ou si on préfère un lieu. L’Oméga ainsi que la droite sont comme l’Alpha dont ils procèdent, ils sont l’Alpha. Alors le point qui est sans partie ne peut se définir dans ses limites.
La présence d’une règle graduée, en lieu et place de la Bible, entraîne l’initié dans une lecture fractionnée, exotérique, contingente et profane. Il n’est plus alors question d’unité et de totalité, mais plutôt de l’homme qui devient la mesure de toutes choses manifestées. On entre dans un domaine aussi limité qu’un homme se définissant par lui-même et pour lui-même et hors le tout[5] ! Ainsi lors des voyages du compagnon à certains rites, la règle graduée est d’abord portée sur l’épaule gauche, symbolisant la passivité, la soumission à la matière, puis dans la suite des voyages elle est portée à droite signifiant son sens actif et sa plénitude.
À gauche elle devrait être portée avec la graduation apparente, à droite sans graduation.
Enfin l’ordre, l’intention droite, associée à la règle se marie naturellement avec le rite. Le rite est expression d’un ordre, car le rite est l’expression d’un ordonnancement, de l’univers manifesté.
Peut-on envisager l’indéfini de la totalité par la règle non graduée ? Si la réponse est positive, la règle serait droiture sans limites. Cette absence de limite concevable par l’esprit ferait de celle-ci un instrument du maître. Ce dernier quittant les petits mystères, le monde de la matière, intervient dans le monde de l’esprit. Sa perception du tout associerait le compas et la règle non graduée sur le registre métaphysique. C’est alors un monde sans limites (règle non graduée) sous l’égide de l’esprit (le compas).
L’angle d’ouverture du compas donne le choix du monde dans lequel il veut agir ; c’est ici l’une des explications de l’intitulé du Grand Architecte des Mondes qui se substitue au Grand Architecte de l’Univers. On constate une fois de plus qu’en franc-maçonnerie, outils et instruments interagissent entre eux. L’application du compas à la règle nous amène à nous interroger sur la droiture de la règle.
Droite et rectiligne
La règle graduée dans son extrapolation est-elle vraiment rectiligne ?
La règle à 24 pouces semble droite. Puisque graduée, la règle subit l’influence de son milieu[6] ; la contingence s’associe à la graduation temporelle. En vérité, étant l’expression d’un cycle, il s’agit plus d’un cercle, ou du moins d’une spirale que d’une droite. C’est un paradoxe que de voir une droite se courber, et pourtant les avancées de la recherche accréditent ce que la métaphysique a établi depuis fort longtemps. Ce qui est droit n’est pas nécessairement rectiligne ! Décidément les apparences sont trompeuses !
L’intention droite subit le milieu dans lequel elle évolue, c’est une des explications qui justifient que les francs maçons se réunissent dans un lieu clos et couvert, c'est-à-dire hors de l’espace et du temps. C’est aussi cette influence du milieu qui pèse sur la vérité et son expression. La recherche de la vérité est relative à son environnement, l’initié doit donc s’abstraire de la contingence pour la connaître.
Pour y parvenir, nous proposons de revenir à l’origine de la règle et de la droite.
C’est avant tout la potentialité du point originel qu’il faut prendre en compte. La droite étant la manifestation particulière de ce point, il est donc possible de renvoyer la droite au point d’origine et à son indéfinition. En effet la droite n’existe que par le point, sans point d’origine la droite n’existe pas. Ainsi la droite et donc la règle du bâtisseur dépendent de l’expression de leur origine. Ni la droite ni la règle n’ont d’autonomie propre, elles sont en religion, au sens étymologique, car reliées à une notion d’ordre supérieur. (…)
[1] Pour Robert Ambelain c’est un instrument du maître, il est le neuvième dans l’ennéade des outils.
[2] La régularité s’applique à l’initiation, à la loge et au rite.
[3] Cette clef interprétative est particulièrement vraie au Rite Ecossais Primitif, qui fait figurer à l’Orient, entre le Soleil et la Lune, l’Hexagramme composé de deux triangles superposés et entrelacés, en lieu et place d’un simple triangle. C’est l’idée d’une totalité métaphysique (lumière absolue) qui rayonne ainsi dans la loge, via l’épée flamboyante du Maître de la loge, et non pas seulement d’une lumière illuminatrice (spirituelle) à l’échelle de l’homme.
[4] C’est une des significations du passage de l’équerre au compas, par le survol par trois fois du cercueil d’Hiram. Les pas du maître signifient un changement d’état.
[5] La figure du corps de l’homme inscrit dans le pentagramme microcosmique illustre ce propos. C’est la dimension du compagnon et de son étoile flamboyante ; le maître connaît l’hexagramme macrocosmique. On notera que l’hexagramme pentalphique réunit la figure mineure à la majeure, par leur centre commun qui est le fameux point primordial siège de l’axis Mundi qui traverse les différents mondes superposés.
[6] On retrouve le principe de gravitation qui courbe l’univers et le plan, la règle appliquée au sol terrestre est potentiellement courbe.