Nous avons établi dans nos précédentes études que le langage initiatique était doté d’une intention de reliance et que le cadre du réel initiatique dépassait nettement le cadre historique et discursif. Nous allons donc nous intéresser à une approche du langage initiatique à partir de ses éléments cachés.
En franc-maçonnerie la base du langage initiatique s’élabore sur le voile de fond du silence que l’on impose à l’apprenti, par l’abandon symbolique des métaux et la séparation du tumulte profane. Ce retour à l’origine, c’est la page vierge qui permet le réapprentissage élémentaire du langage loin des bruits parasites. Émergent alors les premières lettres qu’on ne peut qu’épeler à deux, en miroir. Mais avant d’entamer le processus acquisitif du langage verbal, on donne à l’apprenti la dimension du langage non verbal fait de signes (les lettres sont d’abord des signes) de gestes et de postures. Les signes, gestes et postures son adressés à la communauté de la loge comme langage non verbal fédérateur, car commun, partagé et signifiant.
Ce langage non verbal que je tente de décrire dépasse ce simple apprentissage et permet d'accéder à la notion de réalité élargie. Il vient enrichir et conforter le langage symbolique qui permet l'analogie, en enclenchant un processus sensible « d’incorporation » et une mise en action de la métamorphose du regard.
Langage et réalité en millefeuille
Le langage verbal ne peut que diminuer, par le choix limité des mots, l’étendue fidèle de la réalité. Donc le langage verbal ne peut décrire que de manière partielle l’entendue de la réalité chère à l’initié. Le périple du langage est semé d'embûches, car le langage de l'initié ne se limite pas à l'apparence, mais étend sa signifiance dans des strates supérieures "invisibles, mais sensibles".
Le problème réside essentiellement dans les niveaux de langages qui sont liés à deux autres éléments qui les précèdent: le réel et la vision.
Le réel dépend de la vision et ce binôme a des frontières extensibles dans le plan considéré, mais aussi en superposition de sens. Donc la réalité, d’un point de vue humain, est une sorte de millefeuille. Chacune des strates de ce millefeuille graduel est traversée par une lumière axiale qui permet la conscience et la vision.
Tous les niveaux de langage en franc-maçonnerie ne peuvent se détacher de la réalité, car l'initiation est une mise en pratique des lois du langage fondé sur la vision du réel, l'altérité et la reliance à plus haut. L'initiation étant un apprentissage de la vision élevée, devient par ce fait une "orthopraxie" des niveaux de langage, dont la fonction est de produire et relater une vision élargie et approfondie de la réalité.
Les moyens d'expression sont les lettres épelées, les syllabes, les gestes, les rythmes et des mots attachés aux symboles constructifs. C'est une codification du langage non discursif, attaché à une spiritualité construite et donc qui se relie à partir de la réalité à un plus haut appelé "divin".
Les niveaux de langages sont encadrés par les grades et leurs tableaux de loges qui conservent vivants les éléments du langage traditionnel de l'apprenti, du compagnon, du maître, etc.
Donc le niveau de langage ou la strate du langage de l'apprenti est caractérisé par les meubles, outils et instrument de son tableau "magique" qui devient sa boîte à outils et registre symbolique associé à la gestuelle du signe et de la posture. L’apprenti n’a pratiquement aucun mot pour s’exprimer en dehors du mot sacré qui n’est qu’épellation et du mot de passe à certains rites. Il ne dispose que du signe d'ordre, de la marche et de la frappe par trois coups sur la pierre brute.
Ce tableau ainsi que les symboles de la loge synthétisent l'univers du grade considéré et la vision « éclairée » du monde qui en découle. En effet on ne peut décrire le réel qu'en fonction de vocabulaire, tournures de phrases et gestuelles associées, acquises par l'apprentissage. Donc le réel dans sa traduction verbale est très dépendant du vocabulaire et du sens acquis, mais nous savons que le réel est toujours plus étendu que les mots pour le décrire. Cela implique qu'il nous faut d'autres éléments de langage pour tenter de relater toute l'étendue du réel...
Ces autres éléments de langage dépendent de ce que l'on peut dessiner sur le tableau de loge qui devient alors une table de projection de l'homme et de l'univers. Les tableaux de loge se superposent de manière axiale (reliance) au milieu du Temple faisant apparaître les différents niveaux de langage situés entre terre et ciel.
La gradualité initiatique dispose qu’à chaque niveau correspond un réel toujours plus étendu d'un grade à l'autre. Donc la réalité est extensible et ses frontières ne se limitent pas au sens discursif et formel. La forme apparente étend son sens dans d'autres niveaux non apparents par analogie notamment.
On peut donc affirmer que l'initiation a pour but notamment de nous donner une méthode d'acquisition de la vision profonde et élargie, partant d'une réalité démontrée.
La technique de vision étant acquise, il faut en donner les éléments de langages qui vont échapper au mode discursif; le langage sera alors non verbal, et même "subtil" pour décrire un niveau de réalité littéralement invisible au profane. Tout objet symbolique déploie une rhétorique verbale et non verbale.
La vision de l'outil ou instrument sous l'angle symbolique et axial sera la première approche d'un langage subtil particulièrement bien illustré au grade de Maître (parole perdue associée à l’usage dévoyé de l’outil). Retenons que le réel est plus étendu que l'apparence et que le langage verbalisé ne peut suffire pour l'appréhender. De plus, seule la vision élargie du réel peut nous amener à rendre compte de l'extension du domaine du réel.
Le langage non verbal et le langage subtil autorisent une extension du domaine du réel, correspondant à la vision de l'initié et du sage.
Nous conclurons en disant que l'homme a mémorisé d'anciennes techniques de vision et de langage dans les temps anciens qu'il s'agit de réactiver. C'est notre héritage de la période magique et chamanique des temps premiers, mais aussi l'héritage de la période spirituelle qui suivit et de la période de raison dans laquelle nous sommes encore…L’initié doit commuter ces trois visions qui sont toutes valables et indispensables pour décrire l’étendue du réel au-delà d’une verbalisation humaine encore trop limitée.
" La trace, le signe et l’augure dans leurs relations au langage non verbal ".
Je cherche ce que pouvaient représenter les traces et signes de la nature et des premiers hommes comme prémices du langage. Cette recherche sur le langage doit se faire dans une perspective d'échange entre l'homme de la tribu et la Grande Nature, puis dans un second temps entre l’homme social et le divin surplombant.
Ce canal d'échange sensible et subtil, doté d'un vétérolangage, sera d'après moi repris dans l'ère spirituelle qui suit l'ère chamanique au profit d'une autorité surplombante unifiée et omnipotente. De vétérolangage il deviendra métalangage.
De la trace au langage et du langage au sacré.
A-t-on idée de l’origine du langage de sa diversité et de son étendue ?
Symboliquement, dans les traditions et la Bible, le monde est généré par un acte premier d’origine divine, par une intention première, par une vibration ontologique. Le Verbe serait cette pensée initiale, et la Parole serait la manifestation du Verbe sous différentes formes et étendues, verbales, non verbales et symboliques.
Aujourd’hui malgré l’éloignement et la dispersion, l’homme est encore sensible aux traces et aux échos de l’ontologie dans le langage profane.
J’imagine volontiers que cette origine se situe dans la relation désirée, imaginée et élaborée entre l’humain et le divin. C’est le principe de reliance.
D’après la Genèse, le langage fut donné à l’homme pour nommer et nombrer les êtres, les animaux et les choses. Ceux-ci n’existaient que dans la mesure où un mot qui les qualifiait fut prononcé. Cette autorisation de nommer venait de l’autorité surplombante divine. Ce langage fut encore sacré, car né du Verbe et connexe de la création et de la manifestation. Ce n’est qu’à partir du mythe de Babel qu’eut lieu la confusion des langues et des langages sur terre. Babel annonce la perte de la langue sacrée. L’homme s’éloignait par son orgueil d’un centre originel qui l’avait vu naître. Bien entendu ce mythe doit être étudié sous l’angle d’un désir de l’homme de retrouver son origine et son paradis perdu. Donc le langage sacré représenté par le nom de Dieu, mais aussi par le premier mot prononcé et transmis à l’homme, est d’abord un désir de reliance au-delà de toutes les réalités scientifiques. Ce désir de reliance est un moteur puissant dans tous les domaines philosophiques, scientifiques et religieux, il permet une progression dans la recherche et l’élaboration d’une vision toujours plus éclairée au-delà du dogme. C’est une dynamique englobante qui construit l’homme et son devenir sans rien perdre de son passé.
Lorsque l’on crée un franc-maçon, on essaie de lui faire retrouver le chemin du langage sacré avec le fameux mot sacré et le mot de passe qui est un mot de passage. L’initiation est littéralement une « tradition », une transmission des éléments de langages qui relient l’homme à sa dimension sacrée. Cette démarche valide le fait que le langage profane a perdu le sens du sacré, mais qu’il peut être retrouvé. Ces retrouvailles sont possibles en alignant le centre de soi avec le Centre des centres dûment représenté dans la structure de la loge. Donc la démarche fondamentale du franc-maçon, comme de l’initié, consiste à retrouver les sens du langage sacré qui faisait l’unité de l’homme en regard de la totalité créée.
L’indistinction du profane et du sacré à l’aube de l’humanité
Pour l’homme des temps premiers il y a une relation invisible et certaine entre la vie et la mort, le ciel et la terre, la lune et le soleil, la chasse, la naissance et la mort, les saisons, les éléments rassemblés et dispersés.
Tout est lié et indistinct dans un horizon de causalités réciproques mystérieuses. La grande combinatoire des éléments donnant la vie et la mort est vue comme une opération magique.
L’instinct garanti la survie, c’est l’aspect du ressenti qui domine associé à l’expérience. Le ressenti s’associe de manière indistincte au "croire" qui n'est pas encore une croyance, et qui est aussi une transmission culturelle relative à la mystérieuse causalité qui établit des correspondances entre les hommes et la Grande Nature. Enfin, l’expérience et l’expérimentation obligent l’homme à progresser sur le chemin d’une pensée qui lui donne le pouvoir d’établir des explications sur les correspondances et les liens de causalité. Le sentir, le croire et le penser étaient donc indistincts, de sorte que le magique, le spirituel et le rationnel se confondaient dans une seule et même vision.
Évidemment le langage est né sur cette confusion généralisée de sorte qu’il fut à la fois magique, spirituel et technique.
S’il y eut un jour une langue sacrée, c’est à l’aube de l’humanité qu’elle s’installa en l’homme pour signifier la source première de son émerveillement face aux puissances de la Grande Nature, ou peut-être fut-elle importée comme certain le prétendent, d’un ailleurs aussi mythique qu’extérieur à la sphère humaine et terrestre ?
Donc ce langage est l’expression des causalités mystérieuses intriquées dans la marche de la nature terrestre, ou plus extérieure à celle-ci comme provenant d’un ciel d’une hauteur faite de coudées sans nombre.
De ces deux points de vue naîtrons une démarche chamanique qui éveille et suscite les puissances naturelles, chtoniennes et isiaques puis en second lieu une démarche spirituelle, supérieurement détachée, céleste, solaire et hermétique.
Le sacré va apparaître et se distinguer du profane avec en lui son double aspect : la crainte des forces de la nature puis l'idée de la puissance dirimante que l’on peut solliciter en faveur de l’homme (autorité surplombante).
La notion d’au-delà est d’abord une affaire de ligne d’horizon, de perspective et de point d’observation du chasseur migrant. Elle ne deviendra que plus tard une notion intérieure à l’homme, faisant le passage de la vie à la mort vers une sorte de continuité.
C’est pour l’idée d’une continuité après la mort physique que le néandertalien enterra ses morts avec des provisions pour une éventuelle continuité, que les Égyptiens embaumeront les morts dans l’attente de la pesée du cœur. De la même façon, les Grecs et les Romains mettrons une pièce de monnaie dans la bouche du défunt pour payer à Charon le passage de l’Achéron et du Styx en vue de leur jugement sur l’autre rive et de l’accès aux Champs Élysée.
Ainsi une continuité après la mort s’organise et se structure avec son langage et ses rites. On voudra que ce langage et ses rites parlent aux puissances souterraines et célestes en vue d’une traversée hypothétique. La traversée supposant encore l’existence d’un monde de transition où se négocie et se juge le passage définitif entre le réel de l’homme et le réel d’un ciel.
L’Homo sapiens prendra conscience de soi en se regardant agir et travailler à une construction sociétale ou monumentale qui le dépasse et lui survivrait. L’art et le symbole seront alors la composante majeure d’un regard sur soi, de l’idée de l’homme-essence vu par l’homme-substance et de sa continuité. Ce regard sur soi que l’on retrouve figuré sur les parois de grottes et bien plus tard dans les mythes et légendes, va écarteler le langage entre des ressentis instinctifs, des croyances traditionnelles, et une pensée expérimentale et rationnelle.
L’homme se regardant agir devient son propre miroir faisant apparaître la notion d’immanence et transcendance. Cette notion de transcendance peut être analysée comme une échappatoire au sort trop bien connu de la mort et donc une perspective de continuité perpétuelle.
Un langage vient s’adosser à ce nouvel horizon, c’est le langage sacré qui se formalise en même temps que « le croire » se formalise par des pratiques et des invocations. Ce sacré se fonde sur le magique, l’image, l’acte rituel, la geste et les mots agissants (invocations-prières). Mais l’homme toujours à l’étroit dans sa condition est allé chercher hors de lui une perspective de survie et de conquête comme il le fit en migrant au-delà de la ligne d’horizon.
C’est donc en séparant la Grande Nature que le sacré deviendra spirituel et séparé de l’homme dans un ailleurs supérieur. Cet ailleurs placé plus haut, se détachait du besoin quotidien pour établir un pont symbolique pour l’ultime passage. Le mort devenait homme éternel suggérant une distinction entre la partie périssable de la partie impérissable de l’homme. Ce seront les premiers bétyles, futurs pylônes égyptiens et colonnes du Temple, qui feront le lien entre les forces terrestres et subterrestre et l’autorité céleste.
Ces pierres dressées manifestent l’intention de reliance de l’homme à plus haut en associant le tellurisme et le chamanisme à la dimension spirituelle solaire. Symboliquement la grotte des premiers hommes se trouve insérée dans la montagne sacrée qui touche le ciel.
La spiritualité et la transcendance offraient un détachement à la condition d’homme mortel. Ici la langue sacrée prendra un sens ontologique et plus seulement chamanique ou magique des anciennes voies d’action sur la Grande Nature.
La langue relative au sacré sera doublement pétrie de la pratique chamanique des invocations (orthopraxie) et de la vision transcendante associée au Verbe devenu Parole qui s’impose, car venue d’en haut (orthodoxie).
Retrouver la langue sacrée par l’image symbolique. L’univers médian.
Au regard de la tradition chère aux sociétés initiatiques, c’est la langue sacrée ou primordiale qui précède le langage commun dit profane. Le profane et son langage désirent recouvrer le sens du langage sacré supposé originellement plus large et plus profond.
Tout langage trouve sa source dans une idée, un schéma mettant en scène l’homme et son éventuel créateur. Le langage a pour fonction notamment de répondre aux deux angoisses de l’homme face à sa naissance et sa mort et face au mystère de la création.
Si le langage a une origine divine, car donné par le divin à l’homme, le temps écoulé a fait que l’homme moderne s’est éloigné de cette origine. C’est à travers les mots et leurs racines qu’il cherche à rejoindre une origine, un centre, un paradis perdu.
La langue sacrée précède le langage profane qui en conserve trace. Le langage via le symbole devient glyphe, idéogramme, figure et image. Il laisse donc une trace qui porte en elle un niveau de signifiance supérieur et ancien. Le mot sacré que l’on trouve dans les sociétés initiatiques serait le reflet plus ou moins déformé d’une langue située dans la proximité des origines et du divin.
L’image est le reflet du sens, elle s’associe au sens du mot et organise un transfert du mot en vision. Il y a donc un génial aller-retour entre le mot et l’image. Cet aller-retour est la base de la représentation mentale et symbolique, mais aussi des lois de correspondances. Nous percevons enfin l’intérêt du langage symbolique en franc-maçonnerie.
Nous retrouvons ce phénomène de reflet illustré dans le cas de l’arc en ciel qui entre en correspondance céleste avec une arche de Noé. Chacun forme le demi-cercle d’une même alliance entre la terre et le ciel. C’est le reflet entre le haut et le bas que nous cherchons à interpréter comme une correspondance entre la terre, la surface des eaux et le ciel. La recherche de l’hémisphère supérieur serait la base de la quête de la parole perdue du maître.
Cette parole perdue serait la parole originelle chère aux francs maçons. La parole audible ne serait que la partie inférieure du sens, l’initié doit en découvrir la partie céleste, subtile ou volatile (et donc non verbale !). Des eaux inférieures il nous faut remonter vers les eaux d’en haut.
Peut-on trouver la preuve d’un langage adapté à l’existence supposée d’un monde concomitant et/ou supérieur dans lequel se crée et se dénoue la relation de l’homme à la Grande Nature et accessoirement la relation de l’homme au Divin ?
Il ne s’agit pas de rechercher un monde parallèle imaginaire ou farfelu, mais plutôt le complément à ce mode des apparences qui puisse donner au réel la profondeur de champs à la pensée. La rationalité ne renierait pas un complément d’âme et d’esprit puisque l’humanisation de l’homme en dépend. L’humanisation passe par une norme supérieure, une autorité surplombante sans laquelle ni la conscience des « devoirs » de l’homme, ni la morale ni le vivre ensemble n’auraient de sens. Les devoirs dont il s’agit sont parfaitement énoncés sous forme de questions dans le testament philosophique du REP et du RAPMM.
On trouvera la preuve d'un langage qui entretient le lien avec les puissances supérieures dans le langage évocatoire et l’invocation de la période magique ou la prière de la période spirituelle. Le langage se spécialisera en même temps qu’une classe spécialisée (clergé) s’occupera de faire vivre le lien. C’est aussi le fameux monde angélique qui a pour support anecdotique le langage des oiseaux, le langage ailé, rythmé, rimé et volatil qui permet la communication avec les états supérieurs de l’Être.
Rechercher ce monde, via le langage, serait admettre la possibilité d’un dialogue direct ou indirect avec la Grande Nature ou avec le Divin. C’est admettre la nécessité d’un espace de médiation qui autorise l’expression et éventuellement le dialogue verbal et non verbal. Ledit espace peut se situer dans un ailleurs intermédiaire entre Terre et Ciel ou entre les hommes et les puissances naturelles…ou plus simplement en soi !
Cet ailleurs, l’homme a tenté de le construire en même temps qui construisait la spiritualité. Construire une spiritualité, c’est répondre à l’appel ancestral de la transcendance. C’est l’ère de la spiritualité construite qui anime la franc-maçonnerie des trois premiers degrés. C’est l’élaboration d’un espace consacré à ce dialogue et à ces invocations sur terre avec l’exemple bien connu du Temple. Cet espace est le lieu privilégié de la naissance de la conscience de l’homme dans son rapport à la fois à l’Unité et au Tout. C’est par l’arrivée de la lumière symbolique autorisant la « vision » qu’émerge la conscience du rapport de l’homme à une totalité. Le temple ou l’enceinte sacrée vont permettre de formaliser, de ritualiser un modus operandi de la conscience humaine par l’étoile pour les initiés ou du soleil pour les croyants. Notons que cette émergence repose sur une mise en pratique de techniques langagières typiquement initiatiques que les religions viendront capter et cristalliser au profit d’une doxa.
Ce monde connexe, parallèle ou intérieur, pourrait être un monde imaginaire au sens d’un monde de la production d’image-reflets et toutefois investi d’une consécration ancestrale et mythique. Il s’agirait alors d’une strate de l’esprit et de la pensée humaine qui dialogue par le rêve, le songe et les invocations avec les puissances invisibles, mais sensibles. Ce monde est donc potentiellement agissant dans le déterminisme de l’homme et sa perception « étendue » du réel.
Le mythe lui-même occupe cet espace, en interface. Ce monde médian et allégorique situé entre les Dieux et les humains. Il suffit d’affirmer que le divin est une phase dans l’affirmation de la conscience humaine et sa négation sera une autre phase de cette affirmation pour résoudre l’antagonisme des croyants et des non croyants. L’initié traverse cet antagonisme avec un détachement dans le sens ou sa vision et son langage est libre de tout dogme. L’initié met en pratique des facultés de représentations spirituelles et conceptuelles. Ces aptitudes donnent à la réalité une dimension qui dépasse les apparences.
L’initié exploite une potentialité de la conscience libre, mais ne s’arrête à aucun dogme ni sclérose mortifère. Le libre exercice de la conscience consistera à choisir à partir des schémas archétypaux qui alimentent cet espace médian de réflexion et de guidance du réel, ceux qui lui semblent les plus universels. Bien entendu, cet universalisme passe par la définition de la place de l’homme dans l’univers et doit résoudre le double mystère de la création et de la vie.
Le langage et le rapport à l’invisible dans un espace donné-Voies d’actions
Ce langage lorsqu’il est verbal est celui de l’incantation des forces de la nature, c’est aussi celui de la prière. Nous dirons que le monde (fut-il intérieur) qui est destinataire de cette verbalisation est un territoire opérant sur la réalité. Le langage en question est le résultat d’une communication supposée entre le divin, ses intermédiaires et l’homme. Ce langage peut aussi être non verbal, fait de gestes, d’encens, d’objets symboliques, d’images, de rythmes, etc.
Ce langage va donc être destiné à obtenir une action, un agrément dans ce monde intermédiaire (consacré ou imaginaire) en vue d’un effet dans le monde concret (celui des hommes, de leur détermination voir de leur autodétermination). Le langage utilisé, outre les invocations et prières, est fondé sur des actes et des dons, des sacrifices pour s’attirer les bonnes dispositions de la nature ou du divin. On attend de cet arrière monde des signes et des marques lisibles dans le réel apparent. C’est donc un arrière monde non apparent que l’on convoque dans une éventuelle invocation ou incantation, et un monde supérieur lorsqu’il s’agit d’une prière.
Donc l’homme aurait conçu il y a fort longtemps que le réel se prolongerait dans un espace non visible en apparence, mais réellement sensible. Nous l’appellerons « l’arrière monde », car non apparent, mais supposé dirimant sur le cours des choses et sur le destin des hommes.
L’arrière monde serait affecté aux opérations et voies d’actions qui intéressent la Grande Nature dans ses puissances invisibles alors que le monde supérieur serait l’apanage du divin créateur et ordonnateur du chaos. Une sous classification serait donc à faire entre un arrière monde dit inférieur et un monde supérieur. Le passage de l’un à l’autre serait une évolution d’une perception magique et chamanique avec une diversité de puissances (arrière monde), vers une vision unifiée spirituelle confiant au divin l’origine et la fin du monde et des hommes, avec l’idée d’une porte donnant sur les cieux (monde supérieur).
L’arrière monde est une instance qui sans être surplombante comme le sera l’idée divine, influence le cours de la puissante nature. Enfin pour arriver à utiliser ce que nous appellerons les voies d’action, on s’en remet à des intermédiaires compétents qui sont, par leurs dons ou leur sacerdoce, dévoués à l’invocation ou la prière. Ce sont les chamans et autres sorciers-magiciens dans le cas de l’inframonde et les prêtres ou pasteurs dans le monde spirituel. Les premiers s’adressent aux forces telluriques et aux planètes et étoiles qui influent sur la puissante nature, les seconds s’adressent au "Bon Dieu" et à ses saints et autres anges qui servent d’intermédiaires et de passeurs. Le schéma général est donc le même quant à la structuration sociale de l’intermédiation entre l’homme et les puissances.
Ces intermédiaires sont des intercesseurs qui plaident la cause auprès de l’autorité suprême ou l’esprit tutélaire. Cette démultiplication par médiation dans un monde intermédiaire, entre le divin et l’homme, est un héritage et un recyclage des dieux païens de la période animiste et polythéiste vers un système monothéiste.
Donc l’espace religieux « consacré » qui occupe l’axe spirituel, a digéré et recomposé à son profit les anciennes pratiques concernant la Grande Nature, jusqu'à superposer sa liturgie et son dogme sur les fêtes et les croyances dites païennes. Les sciences dites traditionnelles qui sont par exemple l’astrologie ou l’alchimie spirituelle voir même la cabale et les Tarots sont des vestiges de la période chamanique où l’on avait appris à lire le sens des signes des traces et des images dans un niveau symbolique qui avait un véritable rapport utile pour la survie de l’homme ou son maintient social. Cette lecture utile et divinatoire des signes et des traces nées d’un réseau de relations invisibles est un langage en soi. Cette lecture n’avait pas de caractère mystérieux pour celui qui savait les traduire en vertu de son expérience passée et de ses transmissions.
La trace est un signe, l’apprentissage d’un langage en soi
Le signe est une trace. La trace deviendra signe que l’on va nommer dans les trois espaces : rationnel et concret, imaginaire et magique, spirituel et transcendant.
Le réel revêt les habits de l’apparent et du caché.
Le langage relate l’apparent et le caché. Le langage commence par nommer la trace et le signe qu’il faut identifier et interpréter.
Nommer la trace ou le signe suppose un apprentissage du sens et une transmission. Donc le signe s’adossait à l’apprentissage hérité d’une caste impliquant la notion d’appartenance. Le langage avait une dimension plus étendue que l’émission d’un son signifiant. Le mot prononcé s’accompagnait d’un sens et d’implications qui faisait apparaître une dimension non visible, mais imaginable, c’est la dimension signifiée du mot.
Dès lors le mot lui-même entraînait une dimension invisible et sous-jacente. Il en sera ainsi notamment du signe qui, au-delà de toute verbalisation, induit outre le sens immédiat et concret, une dimension divinatoire ou prédictive et intuitive.
En matière initiatique, un signe peut relever d’un fait ou d’une apparence dont on n’avait pas perçu la profondeur ni le déroulement dans l’espace et le temps. Lire le signe ou la trace, c’est dire ce qui était, ce qui est et sera.
La lecture initiatique du signe outrepasse le temps et l’espace. En trouvant le sens originel du signe, on découvre ses implications dans d’autres plans, mais cette découverte est à la fois intérieure à soi et universelle. Intérieure, car seul l’homme peut lire les signes et les traces. Universelle, car les signes s’apparentent à des clefs ouvrant à notre compréhension des plans superposés.
La lecture analogique impliquant des correspondances entre différents plans permet de donner le sens complet du signe dans ses dimensions non apparentes, mais réelles. Le langage étant l’expression du signe et signe lui-même, il est normal qu’il porte en lui toutes les dimensions inhérentes aux plans successifs qui donnent un triple « signifié » au langage. Le langage sera verbal, symbolique et non verbal et son triple signifié sera dépendant des lois d’analogies :
1/ intentionnel dans son désir de reliance,
2/conceptuel dans son désir de représentation schématique du réel
3/symbolique dans sa production d’image-reflet du mot.
Ce qui est caché au profane, c’est la relation de cause à effet entre les trois signifiés et la réalité.
La lecture des signes de la nature ou du destin avait la vertu d’exprimer concrètement l’utilité et la réalité de ce fameux monde intermédiaire dans lequel le lecteur va chercher la causalité mystérieuse et les interprétations attachées au signe. L’apprentissage reposait sur la connaissance en partage de la bibliothèque des relations entre les traces, signes et images signifiantes, leurs interprétations et leurs conséquences.
D’où vient cette aptitude des hommes à lire et comprendre les signes les traces et les marques ?
De la chasse ancestrale au gibier nourricier où l’homme se retrouva à communiquer en groupe et à relever et interpréter les marques et traces des animaux dans le sol. Ces marques portaient l’espoir de survie et organisaient un dialogue entre la proie et son chasseur. La marque de référence devient « signe », signifiant concret et signifié en vertu d’une intention. Par exemple la marque d’un animal blessé se remarque par l’irrégularité de ses traces laissées dans la terre et la fraîcheur de la trace permet de prédire les chances de rejoindre cette proie. L’animal est relié comme l’homme à cet inframonde qui sous-tend la Grande Nature, on peut donc s’y référer pour obtenir le succès de l’entreprise. L’animal blessé est une aubaine pour un chasseur, c’est un animal que la Grande Nature veut délaisser et que l’homme peut prendre. Nous verrons plus loin que du point de vue du chasseur cette trace prometteuse dans la terre n'est pas due au simple hasard. À la chasse on risque sa vie, il est donc nécessaire d’invoquer les esprits afin que la chasse soit un succès. On peut dire que l’homme dans la période chamanique ne se distingue ni de sa proie ni de la nature à laquelle il appartient. Il n’est pas encore démiurge, il ne domine pas le milieu dans lequel il s’intègre en qualité de prédateur parmi d’autres. Il est lui-même une proie potentielle pour d’autres prédateurs. Nous sommes dans un monde de dominants et de dominés où l’homme est encore dans une situation instable. Intelligemment, l’homme de la période chamanique tente de mettre toutes les chances de son côté en établissant un dialogue pour s’attirer les bons augures et les bons signes. Le résultat dépendait de la pratique de rituels qui reconnaissent la toute-puissance de la nature et de ses signes et augures. On peut dire que l’insertion de l’homme dans la nature n’est pas encore Prométhéenne ; l’homme n’est pas encore le colon dominateur et inventif des temps modernes.
La nature s’exprime à l’homme de manière non verbale par des signes et des marques que l’homme doit interpréter. Il les interprète souvent comme la preuve de la puissance des la Grande Nature, c’est sur cette base que seront établi plus tard les mythes de création et de destruction du monde avec l’épisode du déluge qui annonce le changement de paradigme. L’ancien temps de la magie et du chamanisme fera place au temps de la croyance spirituelle d’une main divine qui guide la puissante nature et le destin des hommes (passage de l’eau au feu).
Du senti et ressenti nous passerons à la foi de sorte que l’homme élaborera une théorie selon laquelle il possède en lui une parcelle de divinité.
Le don mutuel comme source d’échange linguistique et symbolique
Un langage s'élabore entre l’homme et les puissances de la nature et le divin, fait de signes, d’offrandes d’espèces, d’encens, et d’invocations à connotations symboliques.
Ces dons et suppliques faits à l’attention d’une puissance souterraine ou d’une autorité surplombante, sont des langages de reliance entre deux mondes : le monde du chasseur nomade et le monde caché qui influence la Grande Nature. Ce langage invocatoire prépare le terrain de l’inframonde au prélèvement qui sera fait par l’homme dans la Grande Nature, inversement l’inframonde va favoriser ou rendre difficile l’entreprise.
C’est donc l’expérience du comportement animal et la bonne connaissance de la puissance agissante qui est transmise de père en fils. La transmission inclus le langage secret de l’invocation. La chasse comme l’enfantement, fondateurs du rituel de vie et de mort sont par définition initiatique.
Ces invocations offrandes et sacrifices ritualisés et codifiés sont utiles à la concentration de l’homme en regard de son objectif. La concentration en regard de l’objectif est une garantie de bonne fin dans l’entreprise. La concentration est toujours issue d'une rituellie provocant une mise en condition et une mise en relation avec la puissance naturelle. Ce travail de concentration permet la survie de l’homme et de l’esprit qui l’anime, c’est donc une méthode majeure du langage initiatique du chasseur qui prépare sa chasse comme du franc maçon qui ouvre ses travaux. On retrouve dans les groupes de combat des rituels de préparation et de concentration qui était associés à des veillées d’armes et des prières. Les loges militaires se réunissaient sous la tente ou des lieux de fortune la veille de la bataille.
Dans tous les cas la concentration passe par un échange ritualisé de type invocation ou prière. On en retrouve trace dans la plupart des rituels maçonniques anciens.
En loge comme dans le Temple c’est le principe de concentration qui prévaut. Tous les regards sont tournés vers la source de lumière à l’Orient comme au centre du Hékal. Les rites initiatiques favorisent l’acquisition d’une expérience de concentration et l’entretien mémoriel du répertoire des signes. Les rites s’effectuent en groupes cohérents renforçant l’esprit communautaire appelé « esprit de corps » et augmentent les chances de survie renforcée par le sentiment identitaire ou la notion d’appartenance clanique.
L’invocation d’une aide circonstancielle pourra augmenter les résultats de la poursuite par autoconviction et surmotivation. On invoquera tel ou tel esprit de la forêt afin qu’il favorise la poursuite et on récompensera cet esprit par un don ou une évocation en guise de remerciement et d’allégeance. La proie devait être aussi compensée ou honorée afin de ne pas créer de déséquilibre entre le monde des hommes et l’inframonde directeur de la nature.
Le lien entre ce monde et les puissances de la nature se fait par l’élaboration d’une lecture des signes. Connaître les signes, c’est connaître le fonctionnement des puissances naturelles.
À l’origine la lecture de ces signes n’est pas mystérieuse et relevait d’un apprentissage culturel. Le signe ou la trace n’est pas fortuit, sa signification est la conséquence de la communication ritualisée entre l’homme et l’inframonde : la trace de l’animal blessé a été mise sur le chemin du chasseur. Les deux chemins se sont croisés comme deux destinées. C’est un augure favorable à l’attention du chasseur qui en conservera la mémoire. La mémoire d'une réussite confortera l'adresse à la puissance. Le chasseur aborigène dessine sa proie sur une pierre comme un signe d’appropriation de son esprit. C'est un langage triparti entre le chasseur, la puissance naturelle et le gibier. Il existe donc un espace d'échange et d'influences sur lequel il faut s'appuyer.
Le signe, le dessin transitent dans ce lieu d’échange. La rencontre et le don de l’homme et de sa proie à lieu dans le monde des esprits auquel ils sont reliés. Cet inframonde pseudo-réel, lié à la Grande Nature est le lieu du croisement des destinées. L’échange suit des règles d’équilibre et de respect qui associent des incantations et un langage non verbal, une concentration extrême par visualisation de la proie. Ce qui est prélevé doit être compensé. C’est la raison pour laquelle les francs-maçons héritiers de cette tradition faisaient l’invocation à Dieu puis au GADLU pour obtenir son soutien dans leur entreprise de construction de l’Œuvre.
Ce monde plus ou moins visible suivant les sensibilités n’est pas encore, pour le chasseur de cette période reculée de l’humanité, la conscience éclairée du divin, mais reste un monde d’interconnexions qui ont un effet sensible et donc réel et agissant en notre for intérieur. Nous dirons que ce monde est probablement intérieur à chacun de nous, et relève aussi de données psychiques.
Nous avons vu le cas du chasseur nous pourrions en dire de même s’agissant du navigateur qui en fonction des signes avant-coureurs de la puissante nature oriente sa trajectoire, ou demande l’assistance ou l’intercession de forces occultes.
Nous pourrions de même relater l’appel aux ancêtres de la tribu ou du clan afin qu’ils viennent se battre au côté des vivants et vaincre. Ces anciens dont on porte sur soi les traces et reliques (gris-gris, amulettes, marquages tribaux ou tartan du clan en Écosse) sont autant de marques et de signes d’appartenances agissants et signifiants. Invoquer et évoquer les anciens, c’est faire du passé un présent agissant dans un monde intermédiaire, c’est demander l’intercession des ancêtres dans le monde des morts au profit du monde des vivants, c’est aussi rendre l’invisible présent et agissant par un lien de cause à effet subtil.
Les morts avec lesquels on restait relié permettaient l’intersession, ce qui explique le culte des ancêtres. C’est donc dans un monde invisible que se décidait en partie le sort de la bataille.
L’ère chamanique est donc marquée par la naissance d’un dialogue avec un invisible sensible et un réseau relationnel sous-jacent.
L’unification des forces et puissances, émergence de l’ère spirituelle et l’ère rationnelle,
Lire les signes c’est donc établir une relation et un dialogue avec les puissances de l’invisible où tout se noue et se dénoue, c’est renforcer les chances de survie dans une nature où l’homme n’était pas encore dominant, c’était enfin garantir les grands équilibres naturels afin qu’ils soient toujours favorables et pourvoient à la subsistance.
La dominance de l’homme sur les puissances naturelles se fera dans la deuxième ère, celle de l’ère spirituelle et religieuse qui succéda à l’ère magique et chamanique.
L’homme spirituel n’a pas perdu de vue l’inframonde ou l’arrière monde, mais découvre les principes d’unité divine supposant l’existence d’un monde supérieur qui développe sa présence dans tous les registres naturels et sociétaux en qualité d’autorité surplombante et légitimante. De plus la vérité se trouve désormais non plus dans la Grande Nature, mais dans un Temple et un Livre Sacré qui recueille la révélation et les Tables de la Loi.
Ce Livre donne à l’homme le rôle d’exploiter et dominer la nature et légitime par son clergé l’autorité temporelle et spirituelle. Il est donc désormais inutile de vouloir dialoguer avec les esprits ou la puissance de la nature, car celles-ci sont désormais réunies dans une seule entité divine dotée d’un clergé spécialisé dans le dialogue entre l’homme et Dieu. C’est alors une entreprise de récupération qui voit le jour : tous les canaux de communication, tous les lieux magiques, toutes les dates et fêtes de la nature seront récupérées par l’entreprise du dieu unique.
Subsiste la voie initiatique qui est née avec les anciens rites de passage et qui s'est alimenté de la lecture des signes de l’ère chamanique. La voie initiatique préexiste à la voie religieuse et entretient dans ses rites la célébration des cycles et ordonnancement de la nature. La voie initiatique recueille les traces anciennes des puissances naturelles qui sont les sagesses, les harmonies et les puissances, et les "réorientent" vers l'Unique en Sagesse, Beauté et Force. La voie initiatique concède ainsi au dieu unique l’idée majeure d'une lumière synonyme de conscience éclairée et de vérité : Dieu, ainsi que les consciences éclairées cumulées de tous les hommes, recoupent sous l’angle externe à soi comme interne, le principe d’unité.
Puis enfin vient l’ère de la raison.
L’homme rationnel succède enfin à l’homme spirituel et engage le dialogue non plus avec la Grande Nature ou avec l’entité divine, mais avec lui-même. Ici encore l’initié s’impose en s’adaptant et introduit la rationalité scientifique et sociologique dans ses travaux tout en reconnaissant la pluralité spirituelle du franc-maçon.
L’homme rationnel fait confiance à la raison et considère la rationalité comme un facteur de progrès. Tel saint Thomas, il ne se fie qu’a ce qu’il peut démontrer et voir.
Évidemment le tableau ainsi dressé peut paraître caricatural. Il l’est, car l’homme a toujours eu en lui les trois dimensions magique, spirituelle et rationnelle. Néanmoins, il est clair qu’une grande partie du langage verbal et non verbal repose sur la lecture instantanée des traces et des signes et que c’est l’ère chamanique et magique qui porta la première, les éléments de base d’un symbolisme traditionnel. Cette base est désormais référencée dans notre bibliothèque d’images archétypales.
Pour l’ère spirituelle, la prière n’est qu’une affirmation déifiée de l’ancienne évocation et invocation des temps anciens, et pour l’ère rationnelle,on substitue à cette invocation une équation mathématique. L'équation porte en elle un vieil héritage "magique". Elle ne serait alors que la mise en ordre rationnelle de l’intuition magique du monde et sa confrontation dans l’un des niveaux de la réalité.(le principe de Gravité découvert par Newton est né de la recherche d’une force divine universelle animatrice de la Grande Nature !)
La non-verbalisation d’un langage, remplacé par signes et marques qui font sens, pourrait trouver son origine dans la communication de l’homme avec cet arrière monde. C’est alors une vision que l’on tente de cerner par d’autre moyen que le discours et la description, car le langage, notamment non verbal, sera toujours plus vaste que la parole réductrice. Une lettre hébraïque ou une comète dans un ciel préhistorique auront une puissance évocatrice supérieure à toutes les encyclopédies réunies.
Il en va de même du songe, du rêve et de l’apparition. La hiérophanie fut conçue par les anciens comme une communication et une intrusion entre l’homme, le monde des apparences et le monde subtil. Le songe de Jacob est un excellent exemple d’une vision prélevée dans une espace intermédiaire qui n’a point besoin de discours pour être efficace dans le monde réel. La vision qui est une image en autant de « points de vue » que de barreaux à l’échelle. Cette vision est donc associée à un langage évolué graduel et subtil et axial dépassant le stade réducteur du discours.
L’intuition d’un langage global associé à la vision
Le songe de Jacob nous montre l’espace intermédiaire où se trame, se nouent et se dénouent les influences du magique agissant ou du divin surplombant.
C’est dans cet espace rêvé que naissent les images qui donneront l’étendue du langage verbal, non verbal et symbolique des correspondances. Cet espace est le lieu de naissance des mythes et des archétypes élaborés par la conjugaison des trois signifiants : l’intentionnel, le conceptuel et le symbolique
Le songe et sans doute le rêve sont des états de conscience en relation étroite avec la réalité. En même temps, le rêve tente de se détacher de la contingence par une mise en scène visionnaire dépassant les limites du concret apparent. Il est donc primordial de distinguer le réel de l’apparent.
Le rêve et le songe notamment, sont des portes d’entrées dans cette espace médian où tous les éléments liés à la production d’images (magie) et à la figuration du divin prennent « formes ».
Le langage est lié à la vision du monde qu’il est censé décrire. Les formes notamment, avec les intentions qui y sont associées (voir la notion d’intention décrite dans notre précédent article) et donc la reliance du langage, sont liées au lieu dans lequel s’exerce la vision. Ce lieu est souvent inscrit dans une verticalité unique et dans une horizontalité multiple. Le mythe et la légende bénéficient de ce schéma, ce qui permet l’application des lois d’analogie, mais c’est aussi le cas dans l’expression religieuse du messie. À partir ce lieu « multicouche », il est logique que le langage qui va interpréter la trace, le signe ou la vision puisse s’entendre ou se répandre dans les différents niveaux de conscience qui éclairent la réalité.
Le songe comme le rêve font partie des éléments influençant la réalité en lui donnant une causalité « magique » ou spirituelle », il est donc logique que le langage du réel soit partiellement non verbal, et compréhensible dans un domaine cognitif subtil. C’est donc ce langage subtil qui remplace la parole lorsqu’elle est perdue ou sans efficacité pour relater la profondeur d’une réalité qui touche à cette espace médian. Ce langage subtil est celui de l’initié. Si le réel est plus profond que la simple apparence alors le langage pour le décrire peut ne pas être verbal.
Ce nouveau niveau de langage est alors global et non limité à la verbalisation.
Vision, langage et vérité
Il peut y avoir une représentation universelle du monde appelée « vérité », mais aussi des modalités d’expression différentes de ladite « vérité ».
L’apparente disparition contemporaine de ce monde inférieur ou parallèle est la conséquence d’un refoulement due à la rationalité conquérante qui explique le monde par des lois scientifiques. Mais les flux et reflux de l’autre monde viennent à nous comme l’écume de la vague.
Notre intuition, pour ne pas dire notre instinct, nous informe de la réalité de langages non verbaux en sommeils. Il faut donc d’une manière très scientifique rechercher les raisons qui nous permettent de considérer ce monde intermédiaire comme valable et réel aux yeux des hommes. Cette recherche peut se faire comme dans les temps anciens par la mise en relief de traces et de signes.
L’homme ne fut pas toujours scientifique, il fut aussi observateur des liens de causalités secrets qui liaient les hommes, les événements et les choses. Pour articuler ces liens de causalité, il donna des vêtements et un visage aux puissances de la nature afin qu’elles soient reconnaissables aux yeux de tous et qu’elles puissent être nommées, invoquées, racontées et vénérées. Ce fut la période des idoles et des totems que l’homme, malgré son approche rationnelle, a conservés au fond de lui. L’ensemble des signes et représentations concernées est associé à des histoires qui racontent le monde des temps premiers.
Cette anthropomorphisation du lien de causalité entre le visible apparent et l’invisible agissant, entraîna l’émergence du divin multiple en autant de figures que de puissances naturelles « nommées ». Il y eu le dieu du vent, de la mer, la déesse terre et le dieu soleil, etc. La mythologie est la source inépuisable d’un dialogue ancien entre les puissances de la nature transformées en dieux et l’homme. Ceci constitue une preuve de l’existence d’un dialogue « mythifié » en l’homme, mêlant le réel et les mondes divins. Ces mondes divins comme autrefois l’arrière monde participèrent au réel et l’intègre par les signes et les marques pressenties comme influençant la destinée. Les signes de l’apprenti, du compagnon comme du maître préfigurent la destinée de ceux-ci en vertu du non-respect du serment. Le serment n'a d'autre but que de protéger le secret de l'entrée en relation avec le monde de l'intermédiation. La mécanique du langage doit en effet rester secrète pour éviter que des profanes ne s’en emparent à des fins de manipulation de foules. Les dictateurs s'appuient sur la manipulation subtile du langage aboutissant à la faillite de l’humanisation.
Ici apparaît la bibliothèque des archétypes présents en l’homme depuis la nuit des temps. Ces archétypes qui sont illustrés par la scénographie du mythe, transportent et replacent la structure fondamentale de la pensée dans un ailleurs divin. Ces mythes font partie d’une tradition ancienne qui continue à cheminer au milieu de la modernité. Il en est de même des puissances de la nature qui plus que jamais régleront le sort de l’humanité.
L’inframonde par sa médiation induisait le respect de l’équilibre naturel, l’homme n’était qu’une partie du tout.
Donc l’arrière monde comme les mondes d’en haut, restent présents dans le ressenti de l’homme et ne seront jamais éradiqués par une rationalité moderne. Nous dirons alors que la rationalité ne peut évoluer sans considérer les dimensions de l’inframonde comme faisant partie d’un réel subtil et naturellement ressenti par l’homme.
Les traces probantes ?
La preuve de l’étendue du langage se fera en suivant le reflet de l’image intemporelle et délocalisée que suggèrent le mot et la parole nés d’un langage « verbal ». En ce sens c’est le seul cas ou la parole verbale est "agissante" dans le même registre que le langage non verbal. Tous les langages verbaux et non verbaux donnent accès à la représentation mentale.
Cette représentation donne accès à la « vision » initiatique sur laquelle on applique les lois de correspondances. C'est ici un exercice de transposition, mais il serait possible que ce niveau de langage dit de la « représentation mentale » soit autonome. Dès lors chacun disposant de ses propres facultés de représentation, ont peut suggérer que la représentation soit transmise sans langage verbal. La transmission serait inaudible, mais sensible pour ceux qui auraient pratiqué l’exercice et qui connaîtraient la bibliothèque des grands schémas de représentation symbolique, ce que nous offre la franc-maçonnerie.
Le moyen de communication serait soi par le geste ou l’attitude et dans l’attitude on pourrait retenir la concentration extrême qui établirait une sensibilité particulière et donc un canal de communication. Sur ce dernier point, on peut s’interroger sur la nature réelle du phénomène d’égrégore qui appartiendrait à la réalité d’un groupe rituellement uni, concentré et sensibilisé. Mais il est bon de rappeler que le maçon en loge est appelé à une forme extrême de concentration avec ses FF et SS depuis l’abandon des métaux jusqu’a l’allumage des feux sagesse, force et beauté. Cet allumage du point de concentration est au centre de la loge. C'est un véritable centre de partage et de convergence, mais c'est aussi, par association symbolique, l'identification de centre intime de chacun des "présents ". Il y aurait donc établissement d’un chemin commun à tous qui serait l’activation d’un centre par concentration. La résonnance d’un centre individuel formé et concentré est-elle perceptible par un autre participant également formé et concentré ?
Il y a lieu de rechercher les traces extérieures de l’existence d’un inframonde dans les tribus primitives, en précisant que ce monde est enfoui en chacun de nous. On le qualifie d’imaginaire, car il produit des images ou des représentations symboliques, mais il est réel pour les aborigènes.
Ce que nous avons en nous est une aptitude à la vision de la nature dans ses forces et puissances qu’elle développe, et cette vision résiste à l’explication scientifique sans la combattre. Qui dit vision dit signes, marques, traces et images qui sous-tendent l’intuition et l’embryon du raisonnement. Le raisonnement serait historiquement issu de l’intuitif.
Dans les rites primitifs de certaines tribus, on retrouve des traces probantes de la vison et l’exemple des aborigènes d’Australie peut démontrer le dialogue existant entre la Grande Nature et l’homme via un inframonde : les hommes sont reliés pour un temps donné avec le reste de la Création. Cette reliance inclut les générations passées et futures. Chez les aborigènes, c’est une vision globale inclusive du non apparent. La sagesse impliquée par cette vision, s'acquiert tout au long de la vie en écoutant, en observant et en expérimentant d’une manière initiatique l’environnement de l’observateur comme un lieu « relié ».
Les aborigènes ont une profonde compréhension de la nature humaine intriquée à son environnement. Une réalité intangible appelée « vérité » de ces peuples est liée aux lieux sacrés. Pour les aborigènes d’Australie, tels montagnes ou massifs sont un témoignage du temps du rêve où le monde fut créé par des esprits ou des "Grands Êtres" Ceux-ci ont façonné le monde et tous ses composants.
Ces mythes et légendes rendent comptent d'une forme de vérité. Les lieux et territoires sacrés transmettent la sagesse et la connaissance accumulées par les ancêtres en des temps immémoriaux, ils sont à la fois signes et marques de la communication existante entre le réel et le l’arrière monde. Ces Êtres dictent aux hommes la conduite à tenir en matière d'organisation sociale ou politique. Nous pouvons dire que la vision globale implique une représentation entraînant le visible et l’invisible dans un même schéma et que cette représentation visible et non visible est un réel complet. Il en est de même du langage qui est à la fois verbal, symbolique, subtil et non verbal, et plus primitivement formé en pensée par concentration. Peut-on affirmer que deux êtres formés à un réel étendu et qui ritualisent la concentration, peuvent communiquer en pensée ?
Naturellement formés au rationalisme nous demandons la preuve de l’existence d’un mode de langage en pensée, or il se trouve que la preuve telle que nous l’envisageons ne repose que sur le constat de l’apparence. Rappelons que l’apparence est règle de la modernité. L’ancienne tradition ne s’arrête pas à l’apparence qui n’est qu’un artefact d’un réel trop limité. La preuve ne serait rapportée que par une immersion dans un réel élargi. C’est ce que nous enseigne le rituel du serment maçonnique: les yeux bandés, le futur apprenti jure sur le livre de la loi sacrée, l’équerre et le compas. Le rituel maçonnique met ainsi en route un langage (ici sacré) qui n’a point besoin d’apparence pour former ses certitudes, et par le silence il nous enseigne que le langage est d’une autre nature que verbale. Ces deux constats semblent nous orienter vers un autre langage, comme celui les aborigènes d’Australie. Ces derniers orientent leur langage dans un temps et un lieu englobant le non apparent. Le temps et le lieu symbolique de la loge deviennent « sacrés » et séparés du profane. Le langage sacré est donc un langage de reliance fondé sur la pensée et la représentation mentale d’une communication non verbale.
Les anciens chemins de l’inframonde seraient accessibles par les voies d’actions nées de la concentration que l’homme spirituel va récupérer. Cette concentration héritée de la période chamanique et magique sera reconvertie dans la relation à l’unité divine. Ces voies d'actions sont activées de diverses manières, comme l’infinie étendue du langage qui investit d’autres lieux et d’autres temps à partir d’une situation présente et concrète.
L’homme rationnel voudra y voir une étape dans l’évolution de la conscience et ne s’y arrêtera que pour la relater et non pour réintégrer cette pratique; il refusera la dimension du langage sacré trop irrationnel. Ce qui échappe à la raison fondée sur la preuve et l’apparence est relégué à la rubrique des croyances.
Ceci constitue une erreur, car la reliance n’est pas nécessairement religieuse, elle peut être exclusivement initiatique et le langage sacré n’est pas obligatoirement celui d’une religion, mais celui de la sagesse de l’initié qui s'appuie sur l'expérience d'un réel élargi.
(…) à suivre
À travers l’évolution du langage de reliance nous tenterons d’établir le chemin de la conscience éclairée qui est la base de toute démarche initiatique
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