En cet été troublé par de nombreux conflits armés et la triste accumulation de catastrophes sur notre planète je n’ai pu que me réjouir de la mise en orbite réussie de la sonde Rosetta autour d’une comète à 400 millions de km de la terre… Au moment où je travaillais sur la pierre brute comment ne pas rester ébahi par cette prouesse technologique qui permet pour la première fois à l’homme de s’approcher au plus près d’une « pierre brute », venue des confins de notre système solaire permettant sans doute de percer un peu plus encore le secret de nos origines ?
Si la F\M\ moderne ne prétend pas apporter de réponse à la question de nos origines sur terre, elle permet, dans sa méthode, par une approche ésotérique héritée de la Tradition Initiatique d’apporter des réponses aux questions existentielles de l’homme en lui permettant de se relier à ses origines par une étude symbolique des mythes fondateurs de l’humanité. Par le symbolisme elle réconcilie la rationalité scientifique et la puissance évocatrice du monde mythique inspiré des archétypes fondateurs.
Ainsi, l’Art Royal, par le travail symbolique de la Pierre Brute, travail pour lequel l’apprenti s’est vu remettre ses premiers outils le jour de son initiation, ouvre la voie à l’impétrant à une amélioration personnelle et à une élévation spirituelle.
Ce soir, en tournant symboliquement autour de La Pierre Brute, qui nous unit dans le souvenir personnel et collectif de l’initiation –unique moment où nous avons chacun reproduit physiquement le geste du tailleur de pierre- je vais évoquer comment l’apprenti que je suis devenu il y a un an, entrevoit aujourd’hui la richesse de ce symbole.
Dans une première partie je tenterai d’appréhender la nature archétypale et symbolique de la Pierre Brute, dans la seconde, par l’étude des outils confiés à l’apprenti et du rituel de la loge, je vous dirai en quoi le travail sur la Pierre Brute est un chemin initiatique qui, à mon sens, peut aider l’apprenti-œuvrant à changer son regard et à progresser moralement et spirituellement. Enfin je m’interrogerai sur l’essence même de la Pierre Brute dont je pressens qu’elle nous ouvre une porte sur le Divin.
- La nature archétypale et symbolique de la pierre brute
La pierre brute en tant qu’image primordiale ou archétypale est particulièrement prégnante dans l’Egypte ancienne car elle était considérée selon Olivier DOIGNON « comme la pierre d’avant la genèse, celle qui, disparue du traîneau originel, Atoum, est tombée dans l’océan primordial pour former la première émergence, le tertre primordial ».
Cette explication de la genèse tient sans doute à la transposition d’une réalité physique, la lente modification du cadre de vie par les crues successives du Nil, au cours desquelles seules émergeaient les iles limoneuses et après lesquelles, au milieu de marais, explosaient végétation luxuriante et vie animale.
A Héliopolis les prêtes appellent cette pierre primordiale, le Ben, la butte initiale, « habitat de Ogdoade primordiale, cet ensemble de huit divinités engendrées par le Principe pour mettre en œuvre la dynamique de la création ». Ces prêtres pensaient que les eaux du Noun avaient été repoussées dans l’univers formant ainsi le firmament. Cette représentation de la genèse comporte bien des analogies avec les textes bibliques…
La tradition juive, dans le Talmud, rependra cet archétype de la pierre primordiale, la pierre Shetiyyah, arrachée par Dieu de son trône et jetée dans l’abîme afin d’en faire une fondation pour le monde, à l’emplacement du temple de Jérusalem. A ce titre on peut la considérer comme le témoignage de l’alliance entre Dieu et les hommes.
Dans la religion chrétienne, l’évangile de Mathieu dans le chapitre 16 indique que Jésus donna à Simon le nom de Pierre en lui disant : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Pierre est la traduction du grec de Petros, s’agissant du prénom, Petra désignant la pierre. Même si cette analyse est sujette à polémiques on peut considérer que si Jésus a changé le nom de Simon en Pierre c’est parce qu’il est appelé à être l’élément de stabilité et de solidité sur lequel va se construire l’Église.
Simon-Pierre reprendra cette image de la pierre à propos du Christ dans sa 1ere lettre : « Approchez-vous de lui, la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu. Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ. Car il y a dans l'Ecriture: Voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui se confie en elle ne sera pas confondu. » On peut comprendre ce texte comme la possibilité pour les chrétiens en s'approchant du Christ, assimilé à la pierre, d’entrer dans la construction du temple messianique en cours d’édification et dont Dieu est lui-même l'architecte.
Son origine, réelle ou supposée, peut aussi expliquer la charge symbolique de la pierre :
Ainsi, pour les grecs, l’Omphalos que ZEUS aurait laissé tomber sur terre marquant ainsi le centre, le « nombril du monde » serait une météorite. Cette pierre, d’essence divine, représentait donc essentiellement le « centre du monde », car, dans le symbolisme ancien la circonférence, représente le Monde en un sens universel, c'est-à-dire tout ce qui existe, ce que le mot « manifestation » illustre particulièrement bien pour les F\M\.
Selon René Guénon, elle prenait cette signification lorsqu’il était placé « dans un lieu qui était simplement le centre d’une région déterminée, centre spirituel, d’ailleurs, bien plutôt que centre géographique ».
En terre d’Islam, la Pierre Noire, dont l’origine est toujours sujette à bien des spéculations, est placée dans la Kabaa au centre de la mosquée de la Mecque et fait l’objet d’un rituel pour perpétuer la tradition de Mahomet. Selon la tradition islamique elle serait descendue du Paradis pour indiquer à Adam et Eve où édifier un autel qui deviendrait le premier temple.
Le monde minéral est aussi, à l’échelle temporelle de l’homme, symbole d’éternité et donc objet de fascination. Il constitue la mémoire de l’homme restituée tant par les études géologiques que par les vestiges des civilisations passées. En ce sens on peut considérer que la pierre nous parle…
La composition et les caractéristiques de la pierre brute rendent ainsi possible toutes les actions créatrices, allant du support des premières écritures à l’édification de monuments en passant par la sculpture qui sont autant de moyens pour l’œuvrant ou son commanditaire de délivrer un message qui s’inscrira dans le long terme.
La Tradition maçonnique demande à l’apprenti de tailler sa pierre brute. Ce faisant elle symbolise l’Apprenti maçon par une pierre brute ce qui confirme son identification rituelle à l’archétype humain des origines.
En le reliant à ses origines elle permet au F\M\ de se construire en tant qu’individu et de participer à la construction du monde. A ce sujet, Oswald WIRTH dans l’Introduction de l’ouvrage d’Armand BEDARRIDE, Le travail sur la Pierre Brute, écrit : « Le monde n’est pas achevé : il se construit, et nous sommes ses constructeurs dans le domaine humain. Chaque être se construit lui-même, physiologiquement d’abord, intellectuellement et moralement ensuite. Nous sommes chacun notre propre œuvre en petit, tout comme la société humaine est notre œuvre en grand, l’œuvre commune des Compagnons qui ont appris à travailler ».
Voyons maintenant comment les outils donnés à l’apprenti lui permettent de contribuer efficacement à ce travail en dégrossissant la pierre brute…
- Les outils et le rituel permettent une progression morale et spirituelle par le travail symbolique de la Pierre Brute
Le rituel de l’initiation permet à l’apprenti d’appréhender le travail symbolique qu’il devra réaliser.
Après avoir prêté serment et qu’il ait été reçu maçon, l’apprenti, les mains gantées et ceint de son tablier se met immédiatement à l’œuvre : le genou droit posé sur le sol, il frappe trois coups sur la Pierre Brute à l’aide du ciseau et du maillet qui lui ont été remis par le maître de cérémonie. Il entreprend de dégrossir, de polir, de tailler la pierre brute dont il peut voir à l’orient, dans le prolongement de la colonne du midi, le but à atteindre, la Pierre Cubique, accomplissement du travail de l’apprenti.
René Guénon écrit dans, Pierre Brute et Pierre Taillée que, « pour les tailleurs de pierre et pour ses constructeurs qui employaient les produits de leur travail, la pierre brute pouvait-elle représenter autre chose que la «matière première» indifférenciée, ou le « chaos » avec toutes les correspondances tant microcosmiques que macrocosmiques, tandis que la pierre complètement taillée sur toutes ses faces représente au contraire l’achèvement ou la perfection de l’«œuvre».
Pour accomplir «l’œuvre» l’apprenti doit apprendre le bon usage des outils pour travailler la pierre à laquelle il s’identifie.
Au grade d’apprenti les instruments sont regroupés au sein d’une triade : maillet – ciseau – levier.
Le maillet est le symbole de la volonté ou de la force agissante, le ciseau symbolise le discernement dans l’action et l’efficacité puisqu’il permet de placer avec précision la force du maillet, le levier enfin manifeste l’effort dans la réalisation et la puissance, ce qu’Archimède formulait en son temps par « donnez-moi un point d'appui, et un levier, je soulèverai le monde »
Le maniement de ces outils permet à l’apprenti de faire l’inventaire de ses défauts, de ses préjugés et de les gommer comme le tailleur de pierre en gomme les aspérités. Cette démarche s’accompagne d’humilité –que l’impétrant symbolise physiquement en mettant le genou droit à terre pour frapper les trois coups sur la Pierre Brute, mais aussi de patience et de silence. Ce silence lui permet d’être plus attentif à sa voix intérieure et de profiter de la parole de ses FF\ pour organiser un travail d’introspection… En ce sens le silence est aussi un outil donné à l’apprenti pour commencer à tailler sa pierre.
Il me parait important de préciser que le travail sur la Pierre Brute se réalise dans le temple, dont les éléments symboliques sont autant d’indications que l’apprenti doit suivre pour accomplir son œuvre.
Ainsi c’est guidé par les principes symbolisés par les trois grands Piliers qui soutiennent la loge, surmontés par les trois étoiles, dites au R\E\P\ les Lumières d’Ordre, symboles de la Sagesse, de la Beauté et la Force qu’il dégrossit sa pierre.
Pour reprendre Er\ Ro\ « le maçon reçoit la force et la sagesse et doit les conjuguer harmonieusement ». C’est donc avec la sagesse, fruit de son observation et de son introspection, mais aussi avec la force qui peut se comprendre comme une forme de courage et d’honnêteté intellectuelle indispensable à cette introspection, que l’apprenti doit appréhender le dégrossissage de la Pierre Brute et de la transformer en Pierre Cubique première étape vers l’Harmonie. A cet égard, on peut considérer que l’initié qui travaille sur lui-même va réaliser une construction d’un individu harmonieux en conjuguant son tout avec son unité dans une démarche semblable à celle de l’individuation au sens ou l’entendait Jung qui disait dans son ouvrage, « Ma vie » : « J'emploie l'expression d'individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un in-dividu psychologique, c'est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité »
Par ailleurs l’œuvre s’accomplit dans le temple éclairé par les trois lumières spirituelles au R\E\P\ : Le Volume de la Loi Sacrée, l’Equerre et le Compas disposés sur l’autel des serments.
Le V\L\S\ est le symbole de la loi morale et de la Tradition, l’équerre celui de la matière et le compas symbolise l’esprit. Au grade d’apprenti, posée sur la bible, l’équerre est positionnée sur le compas. Ainsi l’apprenti qui ne dispose que du maillet et du ciseau peut d’ores et déjà concevoir que si la matière domine encore sur l’esprit à ce stade, le progrès personnel symbolisé par le passage de la pierre brute à la pierre taillée lui permettra de faire progressivement émerger l’esprit sur la matière, en un mot de se transcender.
Armand Bédarride fait référence à l’obligation de « se débarrasser des défectuosités morales » mais aussi intellectuelles par « le travail de rectification » afin de devenir un homme nouveau de qualité supérieure. Cette rectification évoquée dans l’acronyme V.I.T.R.I.O.L dans le cabinet de réflexion fait référence au Grand Œuvre des alchimistes pour lesquels la transmutation, au plan philosophique, était un acte accompli par la conscience sur elle-même pour se purifier et se sublimer.
C’est ce travail de perfectionnement moral que nous propose la F\M\ par l’utilisation précise du ciseau sur nous-mêmes, employé avec la force maitrisée du maillet, qui nous permettra de suivre le principe hermétique appliqué au plan du perfectionnement spirituel et moral : « Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l'épais, doucement avec grande industrie. (…) Tu auras par ce moyen la gloire du monde, et toute obscurité s'enfuira de toi.» (Extrait de la Table d’Emeraude traduite par Fulcanelli).
Enfin, les trois coups portés par l’initié lui ouvrent une porte vers la pensée ternaire. Le binaire représenté par le couple maillet/ciseau ne peut s’opérer sans l’action de l’esprit qui permet, par l’analyse, d’atteindre l’objectif fixé. L’intellect au service de l’action des deux outils nous fait passer du binaire au ternaire qui se révèle dans la réalisation.
Ainsi la méthode maçonnique permet de changer le regard de l’impétrant : il perçoit que la réalisation de l’œuvre est un travail personnel de progrès individuel au service d’un progrès universel de l’Humanité. En effet si nous en restions uniquement au « connais-toi toi-même » socratique auquel nous invite le travail sur la pierre brute notre démarche n’aurait qu’une dimension égocentrée et narcissique à l’opposé de la démarche initiatique, qui signifie introduire aux mystères, dont je perçois à ce jour qu’elle permet en premier lieu de découvrir et révéler la part de Divin qui existe en chacun d’entre nous
- La Pierre brute nous relie à nos origines et nous ouvre une porte vers le divin.
La référence au mythe cosmogonique selon lequel une pierre issue du tertre primordial se serait dédoublée en pierre brute et en pierre cubique permet d’orienter notre regard sur la manifestation du Principe à travers une « pierre de connaissance ».
C’est sur cette pierre que l’apprenti doit travailler en appliquant les trois grands principes que sont la sagesse, la force et la beauté qui doivent présider à l’édification de l’œuvre. Par ce travail de transformation de la pierre brute à la pierre cubique dernière étape avant la P\C\A\P\, il comprend que l’Art est le moyen de se recréer lui-même, par une imitation de la nature dans son mode opératoire, pour reprendre la définition de Saint-Thomas-d’Aquin, l’Œuvre devenant ainsi une imitation de l’action divine.
Par ailleurs, nous avons pu voir que l’apprenti représente à la fois l’œuvre à accomplir et l’ouvrier qui travaille à sa réalisation. Il est à la fois matière première et outil. Il réalise ainsi un travail de sa conscience sur elle-même qui doit aboutir à une transformation, une amélioration de l’être et une élévation spirituelle au service d’une ambition métaphysique supérieure, à savoir, associer son destin personnel à celui de l’humanité en dépassant le « connais-toi-même » pour accéder au « découvres à quoi tu sers » : En ce sens la démarche initiatique, tout en permettant au F\M\ de chercher un sens à sa vie lui permet d’appréhender l’idée que de notre esprit peut rejoindre le Principe qui régit toutes choses et que lui seul peut conduire l'homme à l'accomplissement de sa destinée.
Notre catéchisme au R\E\P\ nous dit qu’il faut concevoir la pierre brute, non pas parce qu’elle n’a pas été taillée mais plutôt parce que sa destination reste encore à découvrir, qu’il ne faut pas l’opposer à la pierre taillée puis qu’elles sont complémentaires l’une de l’autre.
Cette idée sous-tend que pierre brute et pierre taillée sont les deux facettes d’une même réalité que le chemin initiatique permet d’appréhender. Olivier DOIGNON évoque pour sa part deux expressions de la pierre, deux approches indissociables, sans lesquelles la perception de l’origine ne serait pas possible. Ces deux expressions de la pierre permettent de comprendre les lois de la création, la pierre brute représente la matière de l’œuvre et recèle le germe de la création, la pierre cubique représente la forme de l’œuvre et contient l’ensemble des lois de la création.
Au sein du temple, « imago mundi », dans l’intemporalité que seul un lieu sacré peut restituer, la pierre brute, située à l’orient, à l’endroit où apparait la lumière comme au premier matin du monde, symbolise le potentiel de création qu’elle porte en elle. Matéria prima indifférenciée et monde organisé coexistent aux yeux de l’apprenti par la présence complémentaire de la pierre brute et de la pierre cubique. Le nouvel initié peut concevoir l’idée de la genèse du monde par différentiation dont la F\M\ est l’héritière et que par la volonté de manifestation du principe, le Un est devenu Deux et que la pierre qu’il s’apprête à travailler constitue le support symbolique et intemporel de toutes les actions créatrices, éléments transcendants qui génèrent le Trois.
C’est par les trois coups portés sur la pierre brute que l’apprenti renoue avec le mythe de la création : après le chaos primordial, par l’action de l’impulsion créatrice, les éléments s’organisent, l’Esprit se sépare de la matière et anime l’Œuvre.
Le nouvel initié par le premier exercice de son art « se sera fait l’instrument de l’activité ordonnée et progressive de l’Univers » pour reprendre l’expression de Ferdinand ALQUIE. Ainsi par effet miroir et de transposition, le macrocosme et le microcosme se rejoignent et tendent vers l’unité du tout. N’est-ce pas pour cela, qu’à chaque nouvelle initiation, les FF\ sont toujours très émus par les trois coups de maillets qui résonnent dans le temple car portés de façon personnelle par leur nouveau frère ils résonnent en leur cœur comme le souvenir commun de la création du monde ?
Pour conclure je citerai un de nos FF\ de la loge Conscience et Fraternité à l’Orient de Paris : « Par Trois Coups de maillet portés, l’initié enclenche un processus sonore, ouvrant ainsi la voie initiatique par la formulation du Verbe et il comprend que son travail consiste à reconnaître la cause divine de la manifestation, à extraire de la pierre toutes les formulations dont elle est grosse ; il comprend que la « pierre brute », c’est l’homme « charnel » qui porte en lui l’image latente, potentielle, de Dieu et que la « pierre cubique à pointe », lui donne le modèle de l’homme « déifié », qui a accédé à la « ressemblance ».
N.°.B.°. R.°.L.°. "La Lumière Ecossaise"