I) Le rituel maçonnique, sens, origines et évolutions.
La franc-maçonnerie se veut une des dernières sociétés initiatiques en Occident. Dépositaire des dernières traces de la tradition primordiale, elle s’attache à transmettre ce précieux trésor de génération en génération, d’initié en initié. Le rituel maçonnique est immédiatement relié à la tradition et à l’initiation. Ces trois éléments ne pouvant être séparés, la trilogie se résume de la manière suivante : « J’accède à la Tradition primordiale, celle de l’origine des temps, par l’initiation rituellement menée qui ouvre l’accès à un espace consacré situé hors du temps profane. » Dans une société ou les rites ancestraux ont tendance à être relégué au rang de curiosité, de sujets d’étude pour universitaires ethnologue, ou le mouvement et l’accélération du temps nous oblige à des choix immédiats et précipités, quel bonheur de savoir qu’il existe une filiation entre nous et nos anciens dans la pratique des rituels initiatiques.
Ceux-ci se déroulaient dans un « espace rituellement consacré », à l’écart du tumulte : « la loge est à couvert extérieurement » et en dehors du temps profane : « les travaux en loge se déroulent de midi à minuit ». Ces trois points sont toujours indissociables pour assurer une mise en œuvre efficiente du rituel, et donc une transmission authentique. La signification du terme « rite » nous renvoi à son étymologie « Rita » signifiant ordre. La mise en oeuvre d’un rite met les participants en dehors du chaos[1], par l’ordonnancement de la cérémonie même, et l’application de règles communes propices à « faire naître cette lumière » que les francs maçons recherchent en se réunissant.
La sacralité liée à l’usage des rites explique sans doute leurs présences dans toutes les liturgies religieuses. Les rites ont encore de beaux jours devant eux, car l’expérience démontre que l’homme, aussi moderne soit il, ne peut se départir de la dimension sacrée. De la même façon il ne pourra se départir de ce qui le relie à cette tradition primordiale, lien non connu du profane, mais mis en « conscience[2] » lors de la cérémonie d’initiation.
Nous pouvons donc définir le rite maçonnique comme la mise en œuvre d’un ensemble de signes, de mots et de sons qui ont tous une portée symbolique et qui respectent des règles communes, dans un espace abrité et consacré, ayant pour effet de mettre en condition le franc maçon pour recevoir l’initiation consistant en une transmission de l’influence spirituelle tout en s’ouvrant à lui-même et aux autres.
Il s’agit d’obtenir par la grâce du rituel, l’ouverture de l’Espace et du Temps[3] pour s’en échapper et se situer radicalement hors la contingence. Rappelons qu’il ne peut y avoir d’influence spirituelle sans la mise en œuvre par des initiés qualifiés[4] de la forme et de la classe[5] rituelique adaptée. Le rite relie le présent au passé marquant ainsi l’intemporalité, il devient la clé d’accès à un espace consacré, mais aussi au temps primordial et sacré qui précédait les temps historiques.
Nous concevons alors comme nécessaire de distinguer « la forme » de « la classe », non pas pour faire apparaître une quelconque opposition, mais pour déterminer plus efficacement les modalités de transmission de l’influence spirituelle.
Finalement, le rite a pour but de donner accès, par ce qu’il est supposé transmettre, à quelque chose qui dépasse notre simple individualité et qui selon l’expression chère à René Guenon « appartient à d’autres états d’existence[6] ».
Néanmoins, on constate que la notion de rite est répandue à tous les niveaux de la société et à chaque moment important de notre vie. Au-delà de ce constat, a priori favorable, car de nature à banaliser le rite comme une seconde nature, il n’en demeure pas moins que le rituel initiatique pour ce qu’il représente et implique est peu répandu, voir combattu dans nos sociétés occidentales.
Au même titre assiste-on en Occident à la prédominance du temps laïc et linéaire, masculin par son essence solaire, face au temps circulaire marqué par le renouvellement et la renaissance lunaire par nature d’essence féminine[7]. À ce sujet on remarque que la célébration des deux solstices d’été et d’hiver symbolise la communion cosmogonique des principes solaires et lunaires par cette inflexion d’une linéarité vers le cycle du déclin et du renouvellement. Ces fêtes sont conservées dans les sociétés initiatiques et oubliées dans la société civile.
La symbolique cosmogonique fondatrice de l’univers demeure la base des sociétés initiatiques dont fait partie la franc-maçonnerie[8]. C’est ici que se situe le hiatus le plus déterminant quant à ses conséquences et sa nature profonde, entre l’opposition de principe qui existe entre la société occidentale expurgée de ses racines ésotériques et traditionnelles et les sociétés orientales plus globales. À défaut d’être cohérentes et efficaces, ces dernières ont réussi à mener simultanément l’interprétation exotérique et ésotérique, passant de l’une à l’autre au quotidien, sans restriction ni ostracisme. Le déracinement ésotérique ne pouvant mener qu’à une laïcité[9] combative, aussi nécessaire que nivelante, et qui a pris le relais d’une inquisition de même nature. De la même manière que l’agnosticisme prend le relais, à titre subsidiaire et en se référant à la laicité, d’une religion essoufflée et endormie sur sa propre légende.
Ce bilan est d’autant plus navrant que le point de convergence entre les trois religions Abrahamiques se situe justement sur le registre ésotérique qui au-delà du temps liturgique[10] et de sa contingence interprétative donne accès au temps primordiaux et mythiques qui sont la souche de l’unité originaire des religions.
Au titre du constat sur la déficience ésotérique, laissons la parole à Mircea Eliade qui souligne dans Naissances mystiques[11] « qu’une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation ». Cette remarque vient en renfort de l’ouvrage prémonitoire et terriblement actuel de René Guénon « La crise du monde moderne [12]». René Guénon fait une magistrale démonstration de la différence existant entre une société moderne occidentale et une société traditionnelle elle-même en voie de disparition sous les coups de boutoirs du rationalisme idéologique et économique. Il est fort probable que la théorie des cycles finisse par l’emporter et remette un jour sur les rails cette tradition qui tempèrerait les excès d’une mondialisation aveugle.
Comment a-t-on réussi à assurer la pérennité d’une telle transmission dans un contexte occidental particulièrement défavorable ? La question nous impose un rapide survol des difficultés rencontrées dans la dévolution successorale de la tradition initiatique des origines, face à l’hégémonie grandissante d’une religion d’État qui n’a jamais vu d’un très bon œil les groupements « élitistes » œuvrant sur le terrain spirituel et ésotérique et susceptibles d’interpréter autrement les textes sacrés.
La religion d’État.
Nous savons que le monde chrétien s’est développé justement en rompant avec la tradition élitiste et initiatique des mystères d’Éleusis, tout en absorbant les mythes osiriaques et en reprenant à son compte l’ensemble des mythes mithriaques, éradiquant les castes initiatiques d’origine grecque égyptienne ou celtique.
La chrétienté des premiers siècles et sa papauté n’ont pas hésité à écraser aussi les mouvements qui se réclamaient de la gnose elle-même fondée sur la même tradition, mais qui contestait son magistère. Le gnosticisme et ses dérivés de l’ordre inférieur étaient tenus pour hérétiques.
Au demeurant on constatera que la confusion des pouvoirs spirituels et temporels accentua la puissance de cette nouvelle religion. L’empereur Constantin en l’an 315, en fit une religion officielle lui donnant l’universalisme de l’empire romain comme support d’expression. Ladite religion s’empressa de détruire et absorber les sanctuaires mithriaques constitués pour l’essentiel par des cavernes pour y bâtir des églises[13]. Ernest Renan, évoquant cet épisode, disait « Si le christianisme eut été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eut été Mithraïste ».
Devenue dogmatique par nécessité séculière, l’église des conciles, de Nicée notamment, dispute aux autres interprétations la parole des évangiles, et tire à elle la couverture de la Tradition qui préexistait à ceux-ci.
La religion chrétienne dans son comportement monopolistique a su démocratiser et rendre accessible les « nouveaux » mystères à tout à chacun, sans filtres particuliers en dehors du baptême[14]. Cette force de la non sélection et cette vocation à accueillir chacun, lui permis de devenir « catholicos » c'est-à-dire universelle. On comprend alors que les anciens mystères dont l’accès et la rituellie n’étaient réservés qu’aux initiés, furent mis en déroute. La pratique initiatique en occident se trouva concurrencée par l’hégémonie grandissante d’une chrétienté toute puissante, jusqu'à imposer l’inquisition. C’est à cette période que l’on situe généralement l’alliance du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel pourchassant l’hérétique interprétation. Cette chasse à l’hérétique sera une véritable croisade intérieure qui par sa lutte contre la gnose et les gnostiques, installera définitivement la tri unité exotérique au sommet de l’interprétation occidentale.
L’ésotérisme Occidental en difficulté.
Alors que toutes les religions ont une double vocation à la fois exotérique et ésotérique, qui sont à notre point de vue les deux faces de la même pièce, il semblerait que la chrétienté à compter du moyen âge ait cherché à se départir de la dimension ésotérique, sans doute pour mieux assumer son caractère séculier. Enfermée dans la lutte pour un pouvoir politique[15], elle risquait de perde ainsi tout le dimensionnement spirituel ésotérique qui pour le coup ne lui était d’aucune utilité. Ainsi, l’élite[16] associée à l’ésotérisme et capable de double vue, cédait le pas au nombre, à la quantité, à la primauté de l’interprétation exotérique et rationalisée des textes sacrés. L’élite du sens caché disparaissait au profit d’une élite de pouvoir sur les choses.
Dès lors on peu légitimement s’interroger sur la survie de la pratique initiatique ritualisée, par nature ésotérique, seule capable de transmettre la tradition primordiale.
C’est la pratique rituelique qui donne vie à l’interprétation ésotérique ; c’est aussi elle qui permet la transmission de l’initiation.
L’usage du symbole et des mythes et leurs assimilations adaptées à chaque individu suivant un chemin qui lui est propre, reste une spécificité maçonnique. Le rituel étant l’écrin protecteur de l’initiation, il faut rappeler qu’il codifie l’ensemble des gestes et des mots d’un processus qui fait vivre la tenue maçonnique. Héritier inspiré des traditions des collegias faborum, des loges opératives du moyen âge et des confréries qui leurs succèdent ; le rituel des francs maçons élabore un cadre propice à l’éclosion et à la transmission d’une initiation de métier de la classe artisanale appelée « art royal ». Comment la démarche initiatique a-t-elle pu être transmise face l’hégémonie de l’église ? « E.°.R.°. »
Suite de l’article dans une prochaine parution
[1] D’où l’expression bien connue « Ordo ab chaos ».
[2] La mise en conscience peut être progressive ou simplement virtuelle et s’exprimer ultérieurement lors du cheminement de l’initié.
[3] On remarque qu’il est difficile de séparér le tempus du templum, le premier pouvant se décliner en cyclique et linéaire, le deuxième imago mundi.
[4] C'est-à-dire ayant reçue préalablement l’initiation correspondant aux rituels dont il s’agit.
[5] Par principe il existe trois classes initiatique qui correspondent traditionnellement à trois classes sociales distinctes : la classe artisanale ; la chevalerie, la classe sacerdotale.
[6]Aperçus sur l’initiation, Editions Traditionnelles.
[7] Le cycle est de nature féminine sur la base des 28 jours entre déclin et régénération voir renouvellement.
[8] On peut noter que les temples maçonniques sont orientés vers l’Est porte des dieux, et que les deux colonnes représentent le point du couché du soleil aux deux solstices d’Eté et d’Hiver.
[9] Nous restons persuadés que de la même façon qu’une société trouve momentanément son salut puis son équilibre dans l’excès, elle revient, dans l’excès à nouveau, à ce fameux point de départ qui lui revient de droit et de nature.
[10] Il convient de distinguer les trois temps-supports de la tradition, dont le principe est de reposer sur un évènement fondateur : le temps profane, par nature historique et non sacré, le temps liturgique inaugural des temps historiques et reposant par exemple sur la parole de Jésus, le temps primordial porteur de la Tradition qui précède les deux autres et repose sur les mythes ontologiques.
[11]Gallimard 1959, page 9.
[12]Gallimard.
[13] Le choix du 25 décembre solstice d’hiver pour fêter la naissance du Christ correspond à une ancienne fête Mithriaque qu’il s’agissait d’assimiler à la liturgie chrétienne.
[14] Symbolisant une nouvelle naissance, le premier des sept sacrements de l’église pourrait se rapprocher de l’initiation s’il n’était dévalorisé par son caractère exotérique sur fond de prosélytisme.
[15] Cette lutte entre pouvoir temporel et spirituel sera stigmatisée par la lutte entre Guelfes et Gibelins.
[16] L’élite indique que tout le monde n’est pas initiable. N’a pas la "vocation" qui veut.