Le tableau de loge et son approche métaphysique. Du Principe à la manifestation (par E.°.R.°.)
Le tableau de loge est en rapport symbolique direct avec son support qui est le pavé mosaïque. Ce tableau est ainsi « placé » intentionnellement à un endroit du temple que nous pouvons appeler la croisée des chemins de lumière. L’intention dans ce « placement » est ritualisée et donc productrice d’effets.
C’est en fonction de ces deux relations de cause à effet ritualisées que nous tenterons de donner une interprétation métaphysique du tableau de loge(au Rite Ecossais Primitif filation Ambelain-GLSREP).
Rappel des fondamentaux
Les fondements de la voie maçonnique recoupent les archétypes de toute initiation en faisant référence indirecte au Principe. C’est en cela que l’on peut qualifier une voie de traditionnelle.
Il est utile de rappeler que les relations de cause à effet forment la base des systèmes de correspondances qui amplifient et subliment le symbole. Les lois de correspondances associant le haut et le bas, la relation symétrique et l’inversion en miroir font partie des clefs offertes par la méthode maçonnique. L’acquisition de ces notions se fera graduellement comme si nous montions les barreaux d’une échelle. Le but restera celui de nos anciens : voir le visage de la Lumière et redescendre pour en témoigner à nos frères.
Tendre vers l’interprétation anagogique constitue l’objectif de la méthode maçonnique. Ainsi la recherche de la cause en tant que démarche rationnelle et scientifique peut muter sur le plan du concret et du social ou tenter de s’en détacher. Du concret et du substantiel nous irons vers l’essence. L’essence elle-même reste liée à la substance, mais nous rapproche sensiblement de la fameuse cause de toutes les causes, appelée cause première. La « cause première » que nous pourrions appeler le « principe » va générer la totalité des effets créés et incréés dont l’un d’entre eux va retenir notre attention : la manifestation. Cette manifestation peut avoir une connotation réelle et concrète, ou une connotation immatérielle. C’est sur cette manifestation que va travailler le franc-maçon, car elle correspond à la voie qu’il a choisie, celle de la transformation de la matière jusqu'à en découvrir l’esprit qui y sommeille. Pour ce travail il y mettra toute son âme en vue de produire un chef-d’œuvre qui sera symboliquement une œuvre de l’esprit. Ainsi entre le sujet et l’objet nous retrouvons une correspondance qui est la suivante : en taillant ma pierre c’est moi-même que je taille et polis jusqu'à l’harmonie parfaite conjuguant la forme et mon esprit. Ma pierre est un miroir qui reflète mon intime et aussi le monde. Il y a donc un double aspect intérieur et extérieur sur lequel il faut travailler.
Dans ce double travail alliant la matière à l’esprit s’interpose le souffle de la vie représenté par l’âme. C’est à elle que revient le privilège de lier le corps et l’esprit, c’est pour cela que l’artisan mettra tout son cœur et donc toute son âme dans son travail jusqu’a en faire jaillir l’esprit. Dans cette lignée nous trouverons les chefs d'oeuvre des compagnons du tour de France ou la perspective du chef d’œuvre de l’artiste qui ouvriront une voie vers la perfection du divin pour certains, ou le principe pour d’autres.
Nous retrouvons dans la progression graduelle maçonnique nos trois états liés à la superposition-entrelacement du compas-équerre :
1) notre matière formelle, donnant le monde des formes et l’homme charnel
2) notre esprit extrait de la matière formelle donnant l’intermédiation, l’altérité de l’homme psychique
3) enfin l’esprit réintégré au principe donnant la remontée dans l’axe transcendant de l’homme spirituel.
L’opération se ferait donc en trois temps.
Cette constatation s’appliquera au tableau de loge qui devrait dans tous les rites maçonniques traditionnels établir le lien mémoriel et graduel entre le Principe et la manifestation…quelle qu’en soit l’appellation.
La mémoire du grand schéma
Nous avions démontré que tout tableau de loge est une image mémorielle et symbolique du monde. Mémorielle pour rendre compte du devoir de mémoire des anciens devoirs et des statuts de Schaw de 1599 ; symbolique, car il reste entendu que le symbole implique un niveau de réflexion qui dépasse la signification pratique ou littéraire de l’objet. Le signifiant sans s’éloigner du signifié, donne au symbole le statut « d’image du monde » au tableau de loge ou plutôt d’image d’un monde. En effet il existe plusieurs images du monde qui correspondent aux différents niveaux d’éveil du maçon correspondant à trois points de vue pris suivant les trois axes de la perspective de Vitruve.
L’imago mundi du tableau de loge sera la synthèse de la succession des représentations graduelles du monde sans lesquelles le mystère né du signe, du mot, du geste symbolique serait sans but. Or, le seul but commun à tous les symboles est le lien avec le principe. La gradualité maçonnique évoque l’échelle qui monte dans les degrés dits « supérieurs » pour mieux transmettre en redescendant. On retrouve l’idée de l’échelle en divers grades maçonnique, et aussi sur les tableaux de loge du rite Emulation ou noachites. Sans entrer dans les détails d’une telle « élévation » vers le Principe, nous constatons qu’a chaque barreau de l’échelle peut correspondre à un état qui offre un point de vue sur le monde et donc à un tableau de loge.
Néanmoins, toute échelle comme tout tableau repose sur un fondement.
Le fondement « sacré » du tracé de loge
Le tableau de loge est sur le pavé mosaïque en forme de carré long.
Le fondement renvoie à la pierre d’angle qui offre à toute construction une possibilité un jour de consécration ou de dédicace.
Le fondement, et la pierre d’angle sont liés au concret d’une construction sacrée. C’est le sacrum que nous retrouvons dans l’anatomie osseuse.
Le fondement renvoie aussi à l’éclairage angulaire, c'est-à-dire à l’ouverture d’esprit nécessaire à la compréhension. Ainsi les piliers d’angles sagesse force et beauté renvoient pour les rites Écossais à la géométrie pythagoricienne des triangles rectangles et au fameux théorème. La bissectrice de l’hypoténuse correspondra symboliquement au point de passage de l’axis mundi. À d’autres rites, il s’agit d’une triangulation du naos, ce qui sur un plan métaphysique revient au même. Nous voyons se dessiner sous nos yeux la correspondance entre le plan du tableau et la notion d’axe, pour ne pas dire d’échelle ascensionnelle. Nous pouvons donc affirmer que les trois tableaux de loge des grades symboliques se superposent dans une ouverture d’esprit toujours plus grande ou du moins toujours plus étendue. Il suffit d’observer le pas de l’apprenti évoquant la ligne puis celui du compagnon évoquant le plan pour enfin découvrir la verticale axiale de l'envol du maître
Nous retiendrons au REP que l’apprenti le compagnon et le maître s’organisent au plan symbolique autour d’un pavé mosaïque et d’un tableau de loge. Ces derniers sont éclairés par les lumières d’ordres sagesse force et beauté. Cet éclairage initiatique du diagramme doit rayonner en nous en fonction de notre avancement dans l’éveil. La norme du dispositif du pavé mosaïque est appelée « carré long » qui évoque la notion de parcours terrestre vers la lumière.
La vision fractionnée du grand schéma fonction de l’état d’âme.
Ce que nous voyons sur le tableau de loge est ce que nous pouvons concevoir et « imaginer » à partir d’un schéma. La notion même du schéma est en rapport direct avec le grand dessein divin tracé par le compas dont il n’est qu’une vision limitée à la hauteur de notre ouverture d’esprit. Le grand dessein du principe et du Verbe devient donc le grand dessin. C’est ainsi que chacun des trois grades possède son tableau signature d’un état intérieur. Ils nous racontent trois états déclinés du grand dessein. Ces trois états sont perceptibles en fonction de trois états d’âme. Nous pouvons dire qu'il existe une relation d'âme entre notre état de vivant et notre état de percevant.
Cette ouverture graduelle de notre perception va être animée par un état âme qui doit aboutir à un état d’esprit.
C’est là que nous retrouvons liés dans un processus graduel le corps, l’âme et l’esprit. L’état de superposition des trois composantes de l’être donne à l’initié son avancement sur le chemin de l’éveil.
En rassemblant ce qui est épars, il tentera la superposition parfaite sur un axe commun des trois éléments constitutifs. Symboliquement et dans la voie maçonnique, il aura « réalisé » son Être en trouvant le centre de lui-même.
S’agissant d’une progression graduelle, l’état intérieur du franc-maçon et en relation causale avec les limites du diagramme « la table à tracer ».
La tabula universalis
Quel est ce grand dessein, devenu dessin tracé, sinon la volonté, le logos se traduisant par le rayon premier perçant les ténèbres ?
On représente le Pancréator portant compas. Une pointe s’appuie sur un centre dit ontologique ou principiel, celui à partir duquel le rayon va « rayonner » sur le cercle. Un point (parmi d’autres) engendré sur ce cercle va donner naissance à une manifestation (parmi d’autres) qui ne sera qu’une des possibilités d’expression du centre. Ce centre est relié à la manifestation par le rayon producteur de cette manifestation, composée de substance et d’essence. En simplifiant, nous comprenons que la substance va s’analyser comme la matière et l’essence se rapprochera de la notion d’esprit.
Nous abordons de manière simplifiée les principes de base de la métaphysique, et de ce qui la défini au-delà du simple aspect concret.
Le tableau de loge nous parle en effet de l’état de manifestation du monde soit d’une possibilité concrète et visible d'embrasser de ce qui ne l’est pas et qui s’appelle l’essence du monde. Cette essence est la source de l’état substantiel, autrement dit dans une mesure plus concrète on dira que la matière (substance) est une déclinaison concrète de l’esprit (essence). C’est ce que le maçon détermine clairement dans le travail de la forme harmonieuse, le travail sur la pierre cubique à pointe permettra d’approfondir cet aperçu entre la matière et l’esprit ou entre la substance et l’essence.
Cette observation nous mène tout droit à la constatation que le rite maçonnique célèbre le lien indéfectible et traditionnel de la matière et de l’esprit, souligné par l’entrecroisement de l’équerre et du compas. L’imago mundi des trois tableaux des trois points de vue fonction des trois axes nous renvoie à l’élaboration pour chaque maçon de sa propre vision du grand schéma de l’univers. Cet exercice se fera à l’aune de la raison, mais dans une dimension différente de celle dictée par les préjugés temporaires. C'est pour s'abstraire de la contrainte occasionnelle ou sociale que le franc-maçon ira chercher sa raison et son raisonnement dans le mythe. On ne devra pas perdre de vue que l’homme ne peut s’humaniser sans une pensée haute, qui tente de se détacher de la contingence en tentant de remonter à la source de l'histoire et des cycles. Cette tabula universalis du pavé mosaïque va donc supporter la « manifestation » par le traçage au compas et à la règle d’une image du monde par le Grand Architecte De l’Univers. Nous y retrouverons le cycle et la ligne, le temps et l’intemporel. Et dans tous les cas, le Principe y figure caché derrière un symbole.
Le point et le tout
Le réel du traceur se situe entre les deux points de l’origine et de la manifestation. Ce schéma nous donne une mandorle de laquelle nous tirons un carré long. Ce carré long est un double carré qui exprime le parcours de l’homme dans l’état manifesté. L’état manifesté est donc le fruit de la double puissance du logos et de sa duplication. Ce réel est une vérité qui exprime une des nombreuses possibilités de ce fameux centre ontologique duquel partent tous les rayons de tous les possibles. C’est sur ce point principiel sans existence concrète que s’appuie la pointe sèche du compas du GADLU .
Ce cercle premier est la volonté initiale (Principe) et le point sur le cercle une simple potentialité qui rayonne à son tour établissant le monde manifesté (verbalisation du monde par le Verbe).
L’espace d’intersection de ces deux cercles ontologique et manifesté est la zone médiane de réalisation du sujet dans l’objet. Ce réel est tenu à distance égale entre le centre source et le centre dupliqué.
Ici se trace la mandorle qui nous donne le double carré de la réalisation. Cette réalisation à une perspective plane qui reproduit le haut et le bas comme la montagne portant en sa base une caverne.
Cette superposition nous ramène à ce qui est en haut et ce qui est en bas soit à l’hexagramme pour le Principe. Dans mesure plus humaine nous retrouvons un sens à la destinée d’Hiram : soit pour sa dépouille et son âme le bas, lesubterrestre, la crypte, et pour son esprit le haut, l’envol, et l’axe.
Cette organisation axiale et rayonnante de la mandorle forme une croix qui n’est rien d’autre qu’un axe qui traverse un état. Ici avec les trois tableaux de loge il s’agit des trois états du maçon, le physique le psychique et le spirituel.
Évidement, suivant les lois de correspondance et les principes d’harmonie, chaque fois qui nous gravissons une marche vers le haut nous en descendons une vers le bas. Il s’agit de la « réalisation » ascendante et descendante suivant l’axe que nous retrouvons de manière universelle dans toutes les initiations.
Ces deux carrés superposés du carré long sont le produit de l’intermédiation des deux cercles et de l’axe Nord-Sud et Est-Ouest. Le centre est celui de l’axis mundi. Cette tabula universalis dans le domaine manifesté devient pour le maçon une réalité. C’est sur ce diagramme symbolique que va se « réaliser » en corps et en esprit le maçon. Grâce à la mandorle des compagnons bâtisseurs de cathédrales nous pouvons retrouver le traceur qui se tient entre l’équerre du double carré et le compas du double cercle. L’analogie est à ce point frappante que nous pouvons affirmer que le pavé mosaïque est une table à tracer pour les monuments « axiaux » tels que les cathédrales. Cette tabula devient tableau de loge exprimant un état du « réel » maçonnique en fonction du parcours entrepris.
De cette table du réel nous tirerons au second degré une table d’harmonie qui nous donnera un carré long dans la limite humaine du nombre d’or. Cet ici que la manifestation se resoudra à la vérité humaine et en exprime l’harmonie intégratrice au tout soit à la tabula Universalis.
Nous pouvons en conclure que la manifestation s’exprime par le réel et donc la forme avec deux situations bien connues, l’une dans l’universel sans forme et l’autre dans l’individuel avec forme. Entre les deux on trouve le carré long, soit une zone de médiation qui est aussi celle de la prise de conscience des deux notions informelles et formelles. C’est ici que nous pouvons dire que le réel est une possibilité manifestée et que si la manifestation se traduit par le réel, elle constitue la base perceptible de la connaissance d’un tout, à la fois formel représenté par la boîte à outils du franc-maçon et informel représenté par le silence et la ténèbre.
Le Principe sera au-delà du manifesté et du non manifesté il fonde la connaissance non duelle, car il annule toutes les oppositions c’est en cela que le Principe est associé à l’idée d’une possibilité universelle. Finalement les principes seconds et traditionnels dont les tableaux de loges sont les tracés, ne sont que des dérivés de la vision totale. Ils constituent notre réel et fondent notre vision progressivement éclairée du Tout.
Donc l’art de la transformation de la matière est bien une voie qui permet de connaître le Tout. C’est une voie initiatique « parfaite ». Notons qu’il existe autant de possibles que de réels, mais qui remontent tous à la même source ontologique informelle.
Le tableau d’avancement et le tablier.
Sur le chemin le pèlerin pérégrine.
La tabula universalis du Réel est le tracé du possible dont dépend le franc-maçon en fonction de son grade. Ce tableau d’avancement ou tableau du grade est toujours souché dans le point ontologique représenté par l’axe. Le réel est donc une possibilité dite contingente où l’essence est à découvrir. L’initié ne se réalisera qu’en percevant les trois états de son être inscrit dans la permanence qui doit naturellement mener à la connaissance et donc à l’unité première. Arrivé à ce sommet il pourra redescendre et transmettre pour la franc-maçonnerie ou passer dans l’impermanence pour d’autres voies. L'impermanence sera atteinte par la négation de l'existant ou de l'acquis ce qui arrive fréquemment aux grands initiés. Ce comportement incompréhensible voir asocial pour l'entourage n'est pas le but de la franc-maçonnerie. Il est parfaitement explicable en fonction d'une grille de lecture qui repose sur un effet miroir où la lecture du véritable sens à donner aux expressions est inversée (comme dans la lecture sacrée ou l'image reflétée par le miroir des sages). Nous restons en franc-maçonnerie symbolique, dans le partage, le retour d'expérience initiatique et nous n'allons pas au-delà dans cette voie. Ce travail « géométrique » du moi au soi débouchera sur une remontée vers la source. Lors de ce processus sera perçue la dimension non substantielle permettant de suivre le chemin spirituel du rayon.
Cette tabula universalis associant le tableau de loge tracé sur le plan en damier est donc une clef de lecture. On en retrouvera la déclinaison discrète dans le tablier du maçon qui varie fonction du grade, puis dans le tabar du héraut d’armes pour la chevalerie de l’esprit… Nous y reviendrons dans un prochain article. (E.°.R.°.)