LE CENTRE
Je me souviens avoir eu beaucoup de mal en tant qu’apprenti à assimiler cette notion abstraite qu’est le centre. Puis par mes observations opérées dans le silence lors des tenues auxquelles j’ai assistées et grâce également aux diverses interventions, j’ai pu peu à peu comprendre enfin pourquoi je tournais de façon dextrocentrique autour du tableau de loge lors de chaque tenue.
La recherche du centre est l’essence même de toute quête initiatique: elle vise la réintégration de l’individu au centre de son être véritable et par là même sa réintégration au sein de l’unité primordiale.
J’envisagerai donc LE CENTRE comme symbole de reliance du point de vue traditionnel au sens large pour ensuite aborder son interprétation et sa place particulière dans la méthode maçonnique.
1° Le centre dans la tradition
Le centre est associé à pratiquement tous les récits et mythes cosmogoniques(1) de la plupart des traditions et religions. René Guenon nous propose l’approche métaphysique du centre suivante : « le point central, c’est le principe, c’est l’être pur ». Il ajoute: « le centre est à la fois le principe et la fin de toutes choses, il est suivant un symbolisme bien connu de l’Alpha et de l’Oméga ».
Pour E :.R :. Le centre est « indéfini » dans le sens où il « n’est pas » mais se retrouve dans « tout ». Il rejoint en ce sens Oswald Wirth qui qualifie le CENTRE étant « sans dimension ».
Plus la science avance et plus les mythes cosmogoniques(1) et la cosmologie(1) semblent concorder: l’univers en perpétuelle expansion est né pour certains scientifiques de l’explosion (la théorie du big bang) d’un point « zéro », centre indéfini, sans dimension, qui n’a ni masse, ni unité gravitationnelle et ni champ magnétique. Ainsi l’univers étant en mouvement constant (certains scientifiques disent qu’au contraire l’univers se contracte désormais), cosmologie, cosmogonie et science de l’être se retrouvent dans le symbolisme axial du centre : l’ordre de l’univers semble s’organiser et se régenter par le mouvement autour d’un axe: chaque planète tourne autour de son propre axe, tournant elle même autour d’un axe dessiné par le soleil qui lui-même est un centre, dispensateur d’une énergie sans laquelle nous ne pourrions pas vivre. Enfin le soleil lui-même tourne t il autour d’un axe en communion avec les autres galaxies. Dans la même idée de centre axial, pour les anciens, le centre est l’unité primordiale qui, bien que semblant immobile, irradie l’univers de son énergie et lui insuffle le mouvement. Ainsi doivent être compris les symboles de la roue sumérienne, de la croix chrétienne, du chrisme constantinien, de la svastika hindoue ou encore de la rosace des cathédrales.
Dans les trois religions du livre, le centre spirituel majeur est Jérusalem; alors que l’on s’entretue pour la suprématie de telle ou telle de ces trois religions selon les époques, ce centre géographique et spirituel nous rappelle que tout émane de lui et que tout revient vers lui. Ainsi chaque croyant part d’un même point et y retourne; chaque religion est une voie propre qui ramène pourtant au même point(les pèlerinages, le vrai jihad)…il en va de même pour chaque initié.
Comme je l’ai dit en préambule, la recherche du centre et sa réintégration préfigure le sens de toute quête initiatique. Tel est le sens du retour de l’homme primordial, l’Adam primordial chez les chrétiens, qui a chuté du monde de l’esprit (paradis/l’Eden) dans le monde de la matière et de l’égo. L’Eden est donc le symbole de l’unité retrouvée, de la sagesse accomplie, l’éveil de l’initié : l’Eden est la terre sainte chez les musulmans, ou encore le Nirvana chez les bouddhistes.
La démarche initiatique consiste donc à faire ce voyage retour vers son centre, voyage dont le trajet n’est pas inconnu mais simplement oublié. Le chemin vers la sagesse ne peut s’opérer que par la transmission de celui qui « sait » envers celui qui a « oublié ». Voici tout l’intérêt de la voie et du chainage initiatique; seul, rien n’est possible.
Nous l’avons vu, en partant de récits et mythes cosmogoniques traditionnels en passant par la cosmologie, de l’échelle la plus grande à la plus petite, tout tourne autour d’un axe, d’un centre. Mais si l’initié ou le croyant doit réintégrer son propre centre, où peut on situer ce dernier au sein de l’homme lui-même ?
On situe généralement ce centre spirituel au niveau du cœur, siège de l’âme. Il contient en son sein la porte d’accès à l’essence de la vie, la vérité ontologique, à l’unité spirituelle primordiale : ne parle-t-on pas de voie du milieu ?
La tripartition chrétienne évalue l’unité d’un individu en son esprit, son âme et son corps. Le cœur étant le siège de l’âme, il occupe une place centrale entre les deux autres. S’il y persiste des déséquilibres, passions pour les chrétiens, vices et métaux pour le maçon, l’ensemble s’en trouve aussi déséquilibré et la voie vers le centre reste occultée par un indicible voile. Ainsi s’explique la démarche de l’initié ou du croyant qui devra lutter contre les maladies de l’âme que sont l’égo, la cupidité, l’instabilité psychique et les passions déréglées. Le cœur est donc la cavité où doit régner l’harmonie et l’équilibre.
Sans rentrer en détail dans le symbolisme lié au christ et à sa croix qui relève de degrés supérieurs, le cœur est le siège de « l’amour » : non pas l’amour vu sous l’aspect humain (rapprochement homme -femme, sexualité etc..) mais l’amour, état véritable de sagesse, d’équilibre et d’harmonie symbole de réintégration accomplie du sage en son centre baigné de lumière. Notons que René Guénon différencie religion et voie initiatique dans le sens où la première attribue le salut à l’âme des défunts tel St Michel pesant le cœur et l’âme du mort (psychostasie que l’on retrouve dans d’autres traditions, égyptienne notamment), alors que la seconde amène à l’éveil des vivants.
Après avoir appréhendé la notion de centre et de reliance à travers la tradition primordiale d’où qu’elle vienne et peu importe la voie choisie, voyons dès à présent comment la méthode maçonnique permet à l’initié d’aller à la recherche de son propre centre.
2° mise en place de la reliance par la recherche du centre dans la méthode maçonnique
La méthode maçonnique enseigne une spiritualité construite sans dogmatisme; selon les rites, elle puise ses sources mythiques dans l’ancien et le nouveau testament, la mythologie égyptienne, l’hermétisme etc…Au cours de son existence et selon les époques, elle s’est également nourrie de très nombreux courants philosophiques ; ainsi la richesse des décors peut en témoigner ce soir. Sans tomber dans un syncrétisme forcené, chaque FF :. Ou SS :. est libre de construire sa propre spiritualité en s’abreuvant de toutes les traditions. D’ailleurs, pour René Guénon dans « La crise du monde moderne », toutes les voies sont valables dans le sens où elles rejoignent « la tradition primordiale ».
Cosmogonie du centre au REP:
La loge est un espace sacré dont la référence mythique est le temple de Salomon où comme dans tous les édifices sacrés se rejoue à chaque ouverture des travaux le grand œuvre, la création de l’univers et l’apparition du miracle de la vie. Le livre sacré choisi est la bible (le REP a été « importé » par les Stuart exilés en France en 1688) ouverte sur le prologue de l’évangile selon St Jean, prologue ayant une portée ésotérique et symbolique des plus abouties et un sens très particulier en regard des autres évangiles. A chaque tenue donc, du chaos primordial nait l’univers par la dispersion et le « rayonnement » de la lumière originelle. Du centre primordial indéfini et sans dimension, la lumière est !
Comme dans toutes les traditions solaires, le soleil qui se lève à l’orient et se couche à l’occident rythme la vie spirituelle de l’initié en loge. En dehors de l’espace et du temps profanes, chaque initié est amené de midi à minuit à travailler sur ce chantier à la fois gigantesque qu’est le temple Salomon (et de l’humanité) et minuscule qu’est son temple intérieur. Avant de rentrer en loge donc à l’intérieur de soi même, le FF :. TER :. demande à ce que chaque FF :., avant de passer par la porte des initiés, abandonne ses métaux et soit en état d’équilibre et d’harmonie afin de cheminer vers son propre centre. Chaque FF :. rentre alors en loge et se met à tourner autour du centre universel qu’est le tableau de loge (recouvert d’un voile noir) et dont l’axe est figuré par le fil à plomb qui part de la polaire. Cette circumambulation dextrocentrée permet de recréer le mouvement universel « solaire » et d’être en harmonie avec tous les centres, tel le pendule qui se charge d’énergie ! Ainsi permet-elle enfin au maçon de s’imprégner de la sagesse, de la beauté et de la force du centre.
Alors débutent les travaux, et le vénérable par son épée flamboyante chargée d’énergie par le soleil/centre irradie la loge de lumière aidé par les FF :. 2nd SUR :. Et 1ER SUR :. : il est en cela le passeur de lumière. Le MAI :. De CER :. Ordonne alors le hékal et allume les trois piliers sagesse, beauté et force, vision trine de l’unité dans le monde manifesté. Tout ceci se passe simultanément en loge et dans le temple intérieur de chaque FF :. Une fois le voile levé par le MAI :. de CER :., le centre lui apparait sous la forme de la représentation mentale qui devra s’imprimer en lui grâce aux symboles présents sur le tableau de loge. Encore faudra t-il maîtriser les symboles pour accéder au centre. Le symbole et sa lecture sont la clé d’accès au centre.
L’initiation au REP et le centre :
La cérémonie d’initiation a pour fonction de réordonner le profane et de le mettre en condition pour recevoir la lumière. Mais cette lumière est déjà en lui mais il l’a oubliée, c’est ce que nous explique Maitre Eckart et sa doctrine d’archétype(2) que je cite: « l’âme se rattache à l’essence divine par son point (le centre) le plus intime, où est situé son archétype éternel, désigné par le dominicain comme point central de l’âme, la « lumière » ou « étincelle ». Dès lors, notre postulant potentiel, responsable de la construction de son propre temple intérieur, est de facto un cherchant. Il cherche la lumière, prêt à une quête de son archétype, prêt à remplir le vide de son âme et mettre « tout Dieu dedans » et non « tout Dieu dehors ». Nous avons ici l’explication du bandeau que porte le profane.
Le cabinet de réflexion et la loge constituent sa matrice initiatique: tel le nouveau né, (le vieil homme est mort), le nouveau FF :. se voit raccorder au cordon ombilical traditionnel qui le ramène au centre.
Dans le cabinet de réflexion, il va entamer son premier voyage vers le centre de lui-même, c’est le fameux VITRIOL. Oswald Wirth nous dit à propos de l’initié : « l’initié pénètre dans ce qui est fermé à la masse incapable de penser par elle-même ; il ne s’en tient pas à l’endoctrinement général et veut savoir par lui-même, en redécouvrant la vérité, telle qu’elle s’est révélée aux sages, qui sont descendus eux-mêmes pour l’apercevoir au fonds du puits symbolique où elle se cache pudiquement. »
Lors des trois autres voyages visant à réordonner les éléments constitutifs de son être, l’impétrant circule en loge les yeux bandés un poignard sur le cœur; le poignard est le symbole du rayon qui va percer la cuirasse formée par l’égo et les déséquilibres de l’âme afin d’atteindre son cœur, donc son centre. Notons que c’est le frère terrible qui de sa main sur le manche du poignard guide l’impétrant dans ses voyages.
Le tableau de loge, miroir symbolique du centre
Je pense que le puits symbolique auquel fait allusion Oswald Wirth dans le paragraphe précédent est le tableau de loge qui peut être vu comme un symbole en profondeur du miroir. Tel celui qui se voit dans le reflet de l’eau, l’initié cherche à voir son « être », son soi profond dans le reflet du tableau de loge. L’image qui lui est renvoyée ne sera pas vue avec les yeux mais avec le cœur en décodant les symboles qui y sont présents. Attention donc à la «cordonnite aigue » et à l’égo: tel narcisse, il pourra se noyer dans ses propres illusions et végéter dans les ténèbres.
Le maitre de cérémonie lève le voile et le tapis de loge apparait à chacun: ayant reçu (re-su) la lumière lors de son initiation, le nouvel initié qui s’est senti aveuglé lorsque le bandeau lui a été ôté, a besoin d’une réadaptation progressive à la lumière (il va siéger sur la colonne du nord). Ainsi la FM propose-t-elle une progression graduelle. Chaque tableau de loge distille donc une représentation mentale et symbolique du centre de soi en fonction des perspectives de son grade! La clé de lecture à chaque degré se situe évidemment dans les symboles agissants qui s’y trouvent. D’où que l’on regarde et médite sur le tableau de loge (traversé par l’axe de la polaire), ce dernier se trouve au centre; il est intérieurement le centre de soi. Plus l’initié progresse dans la voie initiatique et atteint un nouveau grade, plus les perspectives de son centre deviennent précises. Le tableau de loge est donc d’après notre GM une «imago mundi». En résumé, la recherche de son propre centre coïncide et se superpose à la découverte et à la lecture du centre de la loge, lui-même diminutif du centre qui à crée le monde et la vie ».
Taille de la pierre brute et recherche du centre :
Le premier travail de l’apprenti consiste au dégrossissage de sa pierre brute dans le but d’en extirper le centre et d’arriver à la pierre cubique à pointe. Sous l’égide du FF :. 2nd :. SUR :. et de sa perpendiculaire, il va sonder les tréfonds de son être et devenir l’artisan de sa propre spiritualité. Tel un démiurge, il va chercher à dévoiler son propre centre.
Pensée-Volonté-Action ou Esprit-Maillet-Ciseau: l’intention de se perfectionner, de se rectifier va l’amener à donner avec le maillet, symbole de sa volonté agissante, un coup à la juste dose sur le ciseau symbole de l’action précise dans le discernement. Un coup trop fort et la pierre se casse, un coup trop faible et aucune transformation ne sera possible.
Le centre est donc un symbole de reliance universel commun à toutes les traditions: la quête de l’initié nous l’avons vu est de partir de son point d’arrivée manifesté sur la circonférence du cercle tracé par le compas du G.A.D.L.U pour retourner au point de départ où y été posée la pointe de ce même compas, empruntant le difficile chemin retour semé d’embûches, voilé par l’égo, le matérialisme forcené et toutes les maladies de l’âme. A l’image des poupées russes, la méthode maçonnique permet à l’initié d’empiler progressivement ses perceptions évolutives du centre mais toujours en concordance avec le centre des autres FF :. Et SS :. et bien sûr avec le centre universel: ainsi le centre de soi entre en résonance avec le centre de l’humanité et le centre de la création. Pour arriver à l’éveil, tel Thésée qui a été aidé par Ariane et son fil, il devra compter sur ses FF :. Et SS :., sur son travail et sur sa conscience à nouveau éclairée par son initiation et qui saura baliser son chemin. Ainsi, comme tous les chemins mènent à Rome, toutes les traditions d’éveil mènent au centre! Il est presque minuit, mon travail se termine ; rien n’étant figé et tout étant en mouvement perpétuel, comme vous avez avec moi tourné autour du pavé mosaïque et de son axe, vos interventions autour de mon travail vont permettre de m’enrichir et de faire en sorte que nos centres vibrent à l’unisson !
Dav.°.Dub.°.
Définitions :
(1)Cosmogonie et cosmologie : « La cosmogonie (du grec cosmo- « monde » et gon- « engendrer ») est définie comme un système de la formation de l'Univers. Elle se distingue de la cosmologie, qui est la « science des lois générales par lesquelles le monde physique est gouverné ».
(2)Archétype : « modèle primitif ou idéal »