Du Ternaire à l’Unité, métamorphose du regard de l’apprenti.
L’initié est par définition un cherchant sur le chemin de la lumière.
C’est un fils de la Lumière, et la lumière est le vecteur de la volonté divine et de la manifestation dans ce monde. Précisément, cette volonté de création d’un monde à l’image du divin découle de cette fameuse parole divine, de la Genèse, dont la lumière est l’expression. C’est ainsi que nous sommes passés par duplication du Un au deux. D’une unité totale et indifférenciée nous entrons dans un monde fait de différences et d’apparences qui au spectre du visible et du profane, nous semblent opposées.
En vérité cette séparation des éléments, par leur origine commune et unique, partage plus de complémentarités que d’oppositions. Donc d’après la Tradition commune à toutes les civilisations et religions, le monde ne fut pas créé à partir de rien, mais à partir d’une totalité indifférenciée.
Cet ordonnancement que nous connaissons sous le vocable « Ordo ab chaos » caractérise au plan symbolique, la naissance de notre univers.
Un cherchant est un homme qui s’interroge sur toutes les grandes questions existentielles sans perdre de vue son désir de vision globale et initiale, d’un monde fait de complexités et de contradictions.
C’est le questionnement ontologique.
Dans ce maquis des formes et des concepts, il tente de son mieux, de progresser sur ce fameux chemin vers la lumière. Le parcours est long et difficile, il doit être vigilant et persévérant.
La Lumière représente une vérité qu’il cherche, une lumière illuminatrice de sa conscience, sans ombre portée, une parole unificatrice et apaisante.
L’unicité est une notion difficile à expliquer.
Paradoxalement, sa manifestation se réalise dans la Dualité qu’il faut dépasser pour aller jusqu’au Ternaire.
Le ternaire nous fait revenir à l’Unité en traçant la voie ascensionnelle, celle qui mène à la lumière et qui permet à l’Initié d’en concevoir la force principielle, en nous ouvrant une Voie vers le Sacré.
Le passage du binaire au ternaire est à la fois une évolution logique et nécessaire. L’indispensable raisonnement qui nous permet de passer du 2 au 3 dépend essentiellement de notre capacité à comprendre le monde des apparences, celui qui nous entoure. Le passage du 2 au 3 suppose de s’affranchir d’une mentalité binaire réductrice. Il faut mettre de côté la tentation aristotélicienne d’exclure « ce qui n’est pas » en fonction des apparences et des dogmes. À la manière d’Héraclite, il faut tenter l’union. Il faut accepter et maîtriser la pensée synthétique qui œuvre pour le rapprochement des contraires.
Au « Ou » il faut préférer le « ET ». La case est noire ou blanche, mais le pavé est noir et blanc.
Plus qu’une synthèse des oppositions, qui donnerait pour réponse que la case est grise, c’est l’élaboration d’une troisième voie, au-delà des antagonismes que nous devons prôner. Il y a un paradoxe flagrant dans l’idée d’unir ce qui s’oppose par une donnée et une aspiration supérieure qui va transcender les différences. Le non-dualisme est source de toutes les ententes et de tous les progrès. Il est l’œuvre du sage qui travaille à l’unité du tout. Il est aussi un effort, une construction de tous les jours, car le dualisme offre plus de prise à l’intellect simplificateur des aboyeurs d’opinion.
Le Trois et le Un finissent par se regarder de part et d’autre du même miroir.
Nous rappellerons les instructions tirées des archives de notre loge qui permettent de mieux comprendre les propriétés symboliques des nombres :
- Qu’avez-vous appris par l’étude du nombre UN ?
- Que tout est UN, vu qu’il ne saurait rien exister en dehors du TOUT !
- Comment formulez-vous les principes que vous révèle le nombre DEUX ?
- L’intelligence humaine assigne artificiellement des bornes à ce qui est. Un est sans limites. L’unité est ainsi renfermée entre deux extrêmes, qui ne sont que de pures abstractions auxquelles les mots seuls prêtent une fausse apparence de réalité.
- Que concluez-vous de là ?
- Que l’Être, la Réalité, la Vérité ont pour symbole le nombre TROIS.
- Pourquoi ?
- Parce que l’Être, ou CE QUI EST nous apparaît comme un troisième et moyen terme, en qui les extrêmes opposés se concilient.
Trois, ou la clef de voûte cosmogonique et civilisatrice
Avant d’aborder le point de vue maçonnique du ternaire, il convient de rappeler les découvertes anthropologiques, religieuses et scientifiques du chiffre trois qui viennent étayer son symbolisme. Le chiffre trois exprime à la fois le principe créateur, la multitude, comme l'ordre du monde. C’est en ce sens que nous entendons la clef de voûte civilisatrice.
Cette polysémie descendante forme la colonne vertébrale des civilisations.
Certains voient dans le récit des patriarches la somme logique des trois grands monothéismes : judaïsme (par Isaac), islam (par Ismaël) et christianisme (par Esaü). L’unité de l’origine commune plaide pour une tradition primordiale. Au mariage de la nuit et de la lumière naît la pénombre tout comme l’enfant naît de la rencontre d’un homme et d’une femme.
Le mythe cosmologique fondateur et l'astronomie antique communient autour du chiffre trois. En effet, dans toutes les traditions religieuses, on retrouve dans l'ordre du monde les allégories de la lune, du soleil et de l'étoile. La Franc-maçonnerie des « modernes » s’en fait écho, en définissant les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie par le Soleil la Lune et le Vénérable Maître ; la maçonnerie des « anciens » les considère comme les trois petites lumières (lesser lights). La fonction éclairante de l’astre donne au Vénérable Maître, sur son trône, un rôle d’intermédiation entre le ciel et la terre. Babylone joue un rôle important dans les grades supérieurs de la franc-maçonnerie. Sa religion inspirera en partie les bases de l’Ancien Testament. Ainsi, Shamash (le soleil), Ishtar (l’étoile) et Sin (la lune) représentent les divinités « médiatrices » du genre humain.
Ces dernières assurent leur empire sur l’univers différencié comprenant : l'Apsu (les eaux saturées) qui soutient la terre, où règne la triade : Enki (eau), Anu (ciel), Enlil (vent). On comprendra alors l'importance des luminaires dans la Genèse : la lune (luminaire de la nuit), le soleil (luminaire du jour) et l’étoile (luminaire à 5 ou 6 branches, guidant l'homme dans la pénombre).
Les trois astres établissent le cycle du temps dans le genre humain, ordonne celui-ci selon les saisons. Cette tripartition céleste entre en rapport avec la triade maçonnique des modernes, ouvre la voie initiatique, en intégrant l’initié dans le vaste ensemble cosmogonique.
Mathématiquement, le chiffre trois est un « nombre premier » (ou entier naturel). Il n'accepte que deux diviseurs : 1 et lui-même. Si Un est l’unité fondatrice divine par sa nature, trois est son image générée par le monde différencié, lui-même représenté par le deux. 3=1+2
L'école pythagoricienne en a déduit le symbolisme de l'homme et du fait créateur (car il est la somme du 1 : le divin, et du 2 : la femme). Son influence dans la numérologie occidentale fait de lui la base essentielle du principe de fécondité, c’est le principe de génération (c’est une explication parmi d’autres de la lettre G). Les triades divines ordonneraient ainsi le cosmos à l'instar de Jupiter, Junon et Minerve dans la mythologie ou par la trinité dans le catholicisme romain, le Père le Fils et le Saint-Esprit. La tripartition des sociétés indo-européennes n’est plus à démontrer. Personne ne conteste sérieusement les fonctions d'oratores, bellatores et laboratores (clercs, guerriers et travailleurs ; en somme les trois « états » de l'Ancien Régime).
La structuration du monde selon un ordre hiérarchique défini se perpétue de nos jours par les trois voies initiatiques correspondantes : la voie sacerdotale, la voie martiale et la voie matérielle et artisanale appelée « Art Royal ». Pour les besoins de la cause nous rappellerons que la Franc-maçonnerie est née dans le berceau de l’ancien régime, éclairé par les lumières du siècle, celui d’avant la révolution et que rien ne semble contredire dans ses fondements, la tripartition de la société, sauf que chacun semble faussement libre de choisir sa voie s’il en a les moyens et les aptitudes. En vérité, les qualités pour être d’une voie ou l’autre sont hors d’atteinte par la simple volonté, il faut en plus avoir la vocation. Autrefois la vocation était induite par l’exemplarité, avec un déterminisme héréditaire, une tradition familiale. De nos jours, le libre-choix découlant du libre arbitre se traduit par un non-choix, un attentisme critique et sentencieux. Les voies initiatiques à l’origine de la tripartition de la société semblent délaissées. Ceci constitue le point précis de rupture entre la société dite traditionnelle, où finalement il existait des filières de castes et la société moderne qui abolit les castes. Dans ce contexte, le lien se fait par la Franc-maçonnerie acteur incontestable tant dans la mémoire des traditions que dans la mise en valeur de l’Homme[1].
Le chiffre trois semble expliquer la totalité de la manifestation visible. Il s’étudie plus particulièrement en matière religieuse, artistique et géométrique, il est la pierre angulaire de la voie initiatique.
S’agissant du visible il faut se méfier des apparences qui risquent de nous mettre sur la mauvaise voie.
L’apparence trompeuse, changer le regard sur le binaire…
Voir autrement, c’est une quête que nous connaissons tous.
Elle commence par la description de l’objet d’analyse et d’étude qui est cette fameuse loge maçonnique héritée des anciens.
L’imago Mundi s’offre à notre regard dans une véritable polysémie des symboles.
L’apprenti, grâce au rituel joué dans la loge, apprend rapidement que l’apparence doit être dépassée, voire même combattue. L’apparence n’a rien de commun avec l’évidence ! L’évidence est un raisonnement basé sur l’expérience du sage, l’apparence est un faux semblant de réalité qui attire et trompe le regard pressé, discursif et « non intuitif[2] ».
L’apparence effleure l’écorce du fruit sans en pénétrer le noyau. Elle trompe le regard du profane en l’enfermant dans un raisonnement d’opposition et de contradiction. Elle produit aussi cette involution[3] manichéenne dont il faut se méfier et qui nous entraîne inexorablement aux tréfonds du subconscient et de l’inter-monde, sans espoir de refaire surface.
Combien d’erreurs commises au nom des apparences ?
Nous sommes alors sous l’emprise du monde binaire, simplificateur, rationnel dans son aspect premier, rassurant, car facile à caractériser. L’apparence classifie en fonction de l’identité du classifiant. Chacun voit midi à sa porte. Le qualifiant ne se détache pas de sa propre condition ou du moins de l’idée qu’il s’en fait. C’est la prééminence du moi qui domine la pensée. L’objectivité n’est pas de mise et la nuance non plus.
Si le dualisme est un point de passage naturel et obligatoire, il ne peut être le terme final de la réflexion globale.
C’est une réflexion primaire qui appelle une mission avec un objectif simple à atteindre. La case est noire ou blanche il n’y a pas d’alternative. C’est la réflexion de la survie, de l’appartenance dans les conditions extrêmes. C’est aussi le langage de la guerre et des conquêtes territoriales.
C’est la gloire du monde occidental d’avoir poussé vers les sommets les plus doctrinaires, les plus matérialistes cet aspect binaire. Il fut source de progrès d’un certain monde matérialiste voué à la quantité et au nombre. C’est la gloire du monde oriental d’avoir su conserver une pensée globale enveloppante plutôt qu’excluante. C’est ainsi que face au pavé mosaïque ils ont choisi l’idéogramme du Tao ou le Yin et le Yang s’entrelacent et échangent leurs substances pour mieux embrasser les contraires.
L’initié par la perception symbolique d’une lumière « illuminatrice » et sans ombre va s’attacher à voir plus loin que le regard manichéen du profane, ou l’affirmation moraliste et dogmatique.
Si l’apparence n’est qu’une interprétation, résultante d’une expérience sensorielle, transportée par nos cinq sens à l’intérieur de notre boite crânienne, comment dépasser l’apparence sans la nier ? Comment nous relier à ce tout qui dépasse les seules limites de la « boîte d’os » ?
Tout simplement en cherchant la clef qui est sûrement en nous. Cette clef, que les anciens situaient sur la langue, dans la cavité buccale, ouvre la porte du secret maçonnique qui devait être « gardé et caché ». Il faut dépasser nos limites dans l'interprétation sensorielle, qui reposent sur l’expérience du concret et du besoin, pour entrer dans l’univers de l’abstraction métaphysique d’une totalité oublieuse de la contingence.
Aussi curieux que cela puisse paraître, connaître ses limites permet d’être libre.
Comment conjuguer la rationalité d’un simple constat tout en tendant vers une intuition libératrice ?
Comment utiliser nos cinq sens de manière ouverte et non réductrice à nos seuls besoins ?
C’est à ces questions que tente de répondre l’initiation en général.
Pour y parvenir, on utilise le symbole et la troisième voie, celle du paradoxe des contraires dépassés. La mort est une naissance en quelque sorte, c’est ce qui ressort du relèvement du Maître.
C’est la métamorphose du regard et le principe de perfection qui est le sujet principal de l’initiation au premier degré.
Voir « au-delà » est un exercice difficile et parfois périlleux que nous tentons de réussir dans le milieu collectif d’une loge. Ce travail individuel dans un cadre collectif assure la pérennité d’une transmission du secret initiatique qui se ressent plus qu’il ne se décrit. Ce chemin initiatique est un pèlerinage vers la vision globale, image unitaire du tout.
E.:R.:
( à suivre "Désirer la lumière")
[1] Nous renvoyons nos lecteurs à « La crise du monde moderne » de René Guénon.
[2] L’intuition intellectuelle donne une vision totale et immédiate. Elle se caractérise par son évidence, et ne subit pas la contingence. Elle ouvre le chemin de la connaissance métaphysique. C’est une illumination de l’esprit.
[3] Si l’évolution de l’individu lui permet de développer ses facultés d’appréhension du tout, l’involution réduit les possibilités d’expression dans les sphères supérieures.