Le cadre général de l'étude du symbole dans le cadre maçonnique, nous conduit à poursuivre notre étude sur le ternaire axial, le Tableau de loge et la loge.
IV / Dynamique symbolique des colonnes.
Les Tableaux de loge et la loge participent du même ternaire axial que nous avons précédemment défini comme "la base d’une progression initiatique par le biais d’une combinatoire d’objets symboliques".
1/ Ternaire axial et Imago Mundi
En appliquant l’approche du ternaire axial à l’imago mundi du Tableau nous pouvons dégager une approche méthodique du symbolisme constructif lié à la voie artisanale. Cette approche méthodique consubstantielle du rituel, semble s’adapter particulièrement au milieu initiatique. Le ternaire axial est une méthode de progression et de navigation dans l’univers polysémique des symboles. La polysémie n’est que la résultante des différents niveaux de langage qui peut plonger le béotien dans la confusion. Il est donc important d’enseigner l’usage de cet instrument permettant une combinatoire symbolique qui ordonne et élève un point de vue polystratique. A une strate ou Plan correspondrait un sens. L'élévation du sens au delà des limites du réel, aboutirait à l'essence.
Donc ce ternaire axial appliqué au Tableau de loge et à la loge, constituerait l’instrument permettant la progression et la navigation dans les différents plans de la représentation mentale, autrement dit, un extraordinaire outil de lecture profonde du réel. Le ternaire axial est à la fois une boussole « orientée » et un sextant!
2/ Navigation dans les Plans
La navigation instrumentale née du ternaire axial, porte tout d’abord une progression sur le plan d’exercice du grade considéré, mais aussi permet l’accès aux plans supérieurs et inférieurs de la représentation mentale. Sur le plan d’exercice, c’est toujours une progression vers plus de Lumière qui se traduit par un mouvement « Orienté », une marche vers l’Orient. Sur le plan supérieur, c’est l’accès à un « Milieu » surélevé dans un ailleurs baigné d’une lumière plus spirituelle que psychique. Vers un plan inférieur, c’est une descente aux tréfonds de soi, vers les plans inférieurs de l’être, jusqu’à la rencontre du « souffle » qui précède une remontée axiale dans le plérôme.
Nous pressentons à quel point l’instrument de navigation issu du ternaire axial, vient compléter à merveille la structure absolue que nous avions identifiée dans nos précédentes études de "la croix tridimensionnelle".
Si le ternaire axial repose sur une opposition duale qui génère une dynamique aboutissant à un troisième terme faisant figure de synthèse, c’est pour mettre en relief un double effet entre « midi et minuit »:
- une progression lumineuse en soi (Midi solaire) et
- une verticalisation du parcours (Minuit céleste).
La progression sera potentiellement axiale (d’où l’expression « ternaire axial ») et s’exprimera dans les trois niveaux traditionnels de l’être qui sont le corps, l’âme et l’esprit :
1/ le plan corporel de l’action sur le milieu et en soi ;
2/ l’insertion du psychique dans le plan fraternel et collectif,
3/ l’ouverture au plan spirituel, divin ou panthéiste de la relation au Tout ou à l’Unique.
3/ Universalité du ternaire axial
Ce ternaire axial s’appliquera aussi bien à la combinatoire symbolique du Tableau de loge qu’à la geste initiatique de l’apprenti éclairant son for intérieur, à l’altérité compagnonnique de l’autre-soi sur le plan d’exercice du réel et enfin, à la légende d’Hiram avec l’accès à une certaine chambre toute spirituelle. Ce ternaire axial est donc l’instrument de la représentation mentale établissant des correspondances.
Notons que ce ternaire se vérifie dans tous les degrés et grades de la franc-maçonnerie, mais aussi dans la voie chevaleresque et sacerdotale. Il s’applique aussi aux rituels d’églises et aux rituels tribaux traditionnels ou contemporains, dès lors que ces rituels se déroulent dans un espace sacré ou consacré et/ou "séparé".
4/ Conditions d’exercice : séparation et détachement de la forme
En effet, le ternaire n’est "axial" que sous condition de séparation: à savoir que la forme (pierre cubique, pierre cubique à pointe, Temple) naisse sous le sceau du secret et du sacré, positionnant ainsi la représentation mentale dans « non-temps », et « non-lieu » inhérent à la séparation du monde profane. Le Temple et son contenu sont des formes séparées où, ne sont représentées que des formes séparées du monde profane. Ni l’objet symbolique, ni le geste symbolique, ni le récit symbolique n’y ont le même poids ni la même puissance évocatrice que dans le monde profane. C’est la raison pour laquelle les critères scientifiques habituels d’analyse du langage, des contes, légendes et mythes diffèrent en ce milieu séparé et sacré. Il s'agit d'une autre perception. Nous avons déjà étudié le langage en ce lieu séparé et sacré: il dépasse le sens commun, c'est un langage en essence. Le lieu séparé et un espace essentiel, c’est à dire potentiellement détaché des sens.
À cette séparation s’ajoute une deuxième condition dite « schizomorphe » où l’opération de séparation se poursuit dans une geste axiale qui nie la forme ou du moins s’en détache.
Dans la pratique, ce double mouvement "séparation/schizomorphe", consiste de mettre en triangulation des objets symboliques qui par leurs associations, d’antagonistes deviennent coparticipants d’une dynamique axiale. Cette dynamique entretient ainsi un rapport au céleste. Sa fonction minimale est d'élever le regard et la pensée pouvant dépasser le simple point de vue éthique. C'est ici tout le charme d'un espace séparé et sacré. On notera que ce charme opère auprès des plus réfractaires à la dimension spirituelle des rites initiatiques . Donc le séparatisme devient schizomorphe car il prétend à un inaccessible céleste en dépassant la forme. Certains entrevoient dans ce processus l'apprentissage de l'abstraction. Le symbolisme axial tendra à se dégager de la forme.
La triangulation axiale s’associe à l’autorité surplombante (sociétal), à l’inaccessible (divin), à l’innommable (parole perdue), au non représentable (abstraction). Donc le triangle, première figure géométrique, centré d’un point, reste schématiquement la clef de progression "essentielle et spirituelle" pour le symbolisme traditionnel. Le point est au centre de toutes les figures géométriques régulières, il est donc l'axe qui donne naissance et qui traverse le cercle, le triangle, le carré, etc. Ce point géométrique (et donc l'axe) est l'essence qui inspire et génère toutes les représentations géométriques et mentales "régulières".
Enfin le ternaire axial trouve son aboutissement : le ternaire axial serait associé à l’incommensurable sur le plan matériel, à l’absolu sur l’axe spirituel, à l’infini dans le registre de l’abstraction mathématique. L’infini surplombant est hors de portée d’une représentation mentale ordinaire, il subordonne notre pensée à un impossible accès que le symbole de l’infini dénote dans une boucle qui cherche sa fin et son origine. L’aboutissement anthropologique du ternaire axial reste la notion d’autorité surplombante. On comprend alors comment l’archétype du Grand Architecte de l’Univers s’est invité, en bon médiateur, dans le monde sacré du Temple. Il représente le lien axial, triangulant par sa main droite le Compas symbolisant le Ciel et par sa main gauche l'Équerre pour la Terre. Rien d'étonnant a ce que le Maître maçon chemine de l'Équerre au Compas puis en revienne pour se situer à son tour entre l'Équerre et le Compas.
5 / Illustration du ternaire axial par les colonnes J et B
Pour illustrer cette théorie de manière simple, on reprendra les deux colonnes J et B présentes en loge et sur les Tapis de loge. Elles constituent la base « inférieure » de notre triangulation symbolique. Pour déterminer la pointe sommitale du triangle, on divisera notre approche en trois parties architecturées :
- la perfection de la pierre (a)
- la perfection du Verbe (b)
- la perfection de l’Esprit (c)
a / Des colonnes et des Plans
L’homme entrant dans le Temple passe entre les deux colonnes qui encadrent la porte d’entrée. Il se soumet ainsi inconsciemment aux règles du symbolisme axial. Les colonnes vont imposer à son parcours d’amélioration et de perfection sur la pierre miroir de la Connaissance de soi.
La base de la colonne est creuse pour ranger les outils dans l'influence de l'axe, et son socle est en contact direct avec le sol. Cette base « matérielle » donne accès à un plan surélevé de trois marches, qui lui-même est en relation avec un autre plan surélevé, etc. Cette base peut être qualifiée de matérielle s’associant à une matière à travailler. Par élaborations successives ce travail traduit une idée de progression, d’élévation axiale en plusieurs plans au même titre que la colonne elle-même traverse tous les plans. Sur le plan d’exercice du grade considéré, on travaille la matière pour en faire une forme parfaite. N’oublions pas que les colonnes sont faites d’un alliage né de la combinaison des 4 éléments dont le 5ème est signifié par l’élancement vers le ciel. Ainsi de l’alliage nous passons à l’Alliance… L’essence (ou la quintessence) de la colonne consiste à tutoyer le céleste. La pierre dressée (Bethel) ou la colonne-alliance "verticalisent" la pensée et l’acte transformateur.
b/ Épigraphie axiale du Verbe
Quittons la base matérielle pour accéder à un niveau intermédiaire.
Le tronc de la colonne d’airain est marquée d’une lettre "sacrée". Le J et le B sont au service de l’apprentissage de l’alliance (l'alliage des 4 éléments de la colonne devient l'Alliance terre ciel soit la quintessence de la colonne). On procède par l'épellation, par une combinatoire syllabique et textuelle de nature « sacrée ». Les mots ainsi "formés" tendent vers leur singulière et unique essence: d’une opposition géographique (Nord/Sud) on fait une complémentarité en changeant l’appellation (Septentrion/Midi) en vue de former un langage situé dans un « plus haut » ou dans un plus lumineux. La complémentarité axiale du J et du B est la base pédagogique de la lecture sacrée.
La pointe supérieure du triangle ainsi formé est le VLS, la Bible par exemple, contenant le sommet de tous les langages sacrés. C’est ici, au-delà de l’apprentissage d'un langage séparatiste (mot de passe et mot sacré) que s’amorce un langage unifié « en essence » ou « essentiel » : c’est la verticalisation du langage, une spiritualisation de la Parole. Notons que nous avons deux colonnes gravées, soit deux alliances entre Ciel et Terre gravées, c'est à dire "dédicacées".
c/ Colonnes, cycles et régénération par l'esprit
C’est le troisième degré de notre démonstration.
Les chapiteaux, points sommitaux de l’axe, sont surmontés de grenades qui symbolisent la multitude, l’élan vital, la multiplication et le mystère de la régénération à l’infini. Ces fruits sont issus de la matière créée et transformée. Ils germeront comme l’épellation deviendra Verbe. Les fruits de l'axe trouvent comme troisième pointe du triangle l'infini. Plus précisément les 12 signes de l’infini marquant les 12 portes entre le plan solaro-terrestre (plan d’exercice du compagnon - finitude de l’homme) et l’incommensurable Axe céleste du Maître (dématérialisation - esprit éternel).
Cette pointe sommitale du triangle est une ouverture axiale vers l’infini, symbolisée par les nœuds ou las d’amour, ou nœuds de la veuve, marqueurs de l’absolu, de l’au-delà, de l’incommensurable céleste.
Au sommet de la colonne, la grenade de la régénération rencontre l'infini des cycles qui pour certains est la source de l'Esprit.
6 / Schématisation par le geste associé au Mot
On notera que cette tripartition est véritablement traditionnelle et qu’elle fait partie des schémas directeurs de l’homme relativement à l’organisation de son réel. Le signe d’ordre, quel que soit le grade reprend sous une forme ou une autre le schéma directeur du symbolisme constructif en Loge. Ce schéma est une croix tridimensionnelle que nous avons longuement décrite dans nos précédents articles. Les signes des trois premiers degrés font donc références aux Plans successifs traversés d’un axe. Cela démontre que la représentation géométrique du symbole est toujours faite à l’échelle de l’homme suivant un modèle corporel mis en essence: « Pensée, volonté, action, opération matérielle/opérant en soi ».
L’homme compense ses limitations verbales en mimant rituellement la structure invisible du temple symbolique. Ici le geste en sa qualité de langage non verbal est structure et mémoire. Le geste qui devient une geste narrative, redouble le mime par un mot « sacré » qui tend vers l’informel…ou le point sublime. Il y a donc une fois de plus superposition de la structure de l'homme à la structure de la Loge et du Temple que se soit par la succession des pas, ou du mouvement des bras des trois grades. L'ensemble suggérant le dessin de l'arbre de la connaissance.
D'un point de vue structurel, l'ensemble des gestes donne le 4 de chiffre, synthèse corporelle de la croix tridimensionnelle dont voici l'illustration:
7 / Perspectives et actualité du ternaire axial
Cette figure est transportable au grade de compagnon et de maître, elle signifie par le geste un axe traversant trois plans superposés. Elle est aussi transportable dans tout espace séparé qui emprunte à la sacralité.
Les perspectives sont aussi universelles que le schéma.
C’est ainsi que l’homme crée de Nouveaux Mondes dits « artificiels », qui empruntent la structure née du ternaire axial susdécrit : il existe de Nouveaux Mondes séparés du profane par le biais d’une « pseudo transportation » numérique, séparatistes, dotés d’un langage, de codes et de gradualités :
Ces mondes reproduisent le système traditionnel de la transmission initiatique dans un espace dédié, réservé aux initiés du numérique qui ont le mot, la geste et les signes, le vocabulaire "ad hoc" et des représentations communes aux "insiders".
Ces nouvelles tribus s’organisent par l’apprentissage et la hiérarchisation, créant des passages d’un état à l’autre. Au-delà de leurs apparentes transversalités, ces tribus numériques élaborent ainsi une dépendance hiérarchisée avec une autorité surplombante. Cette autorité est ici, non pas le divin qui octroie les plans du Temple à David, mais par exemple, l’éditeur du logiciel qui octroie ses nouveautés et mises à jour aux systèmes qui structurent et font exister l’accès à ces univers communautaires séparés...
8 / Ternaire axial et Connaissance
Le concept, l’abstraction et l’idée, sont encore du domaine conditionné de la pensée individuelle. Le ternaire axial nous mène aux frontières de cette Pensée. C’est sans doute l’un des chemins de la Connaissance, un excellent apprentissage du schème universel. Pour autant la Connaissance est au-delà de cet abord conceptuel. La Connaissance est un non-concept, inaccessible par nature à la pensée raisonnante et discursive. Par conséquent en flirtant avec les limites de la pensée, en maîtrisant le symbolisme universel commun à tous les langages, nous comprenons que la Connaissance est non pensée et non conceptuelle. Elle est au-delà de tous les déterminismes et conditionnements:
- c'est l’envol dans l’axe du Maître,
- l’abandon de forme,
- la perte de la Parole
qui semblent marquer cette frontière entre ce qui est conditionné et inconditionné.
Nous reviendrons sur ce questionnement.
Notre étude sur les Tableaux de loge illustrant le ternaire axial va se poursuivre :
Nous tenterons d’établir une classification au sein du ternaire axial, en suivant les codes graphiques des Tableaux de loge et des loges. On distinguera ce qui est « appareil opératif » pour ce qui concerne le champ d’action dans le monde des formes, et ce qui est « module opérant » en soi.
Cette distinction appareil opératif/ module opérant, permettra d'articuler le passage du savoir-faire au savoir-être et d'établir le procédé essentiel du changement de plan. On notera que cette articulation s'appuie une fois de plus sur le ternaire axial ...
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