L’auteur tente un rapprochement entre le Pavé Mosaïque en tant qu’imago Mundi
et la tour de Babel.
Ce lien est caractérisé par l’orgueil de l’architecte qui pense détenir à l’image de Dieu, le pouvoir de créer et d’organiser la manifestation.
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Le pavé mosaïque met en œuvre la construction d’un motif bipolaire. Construit par l’homme, ce motif synthétise une opposition associée à une prétention « cosmocréatrice » de l’artisan. La tesselle de carreaux bicolores par son assemblage suivant ordonné et abscisse organise le chaos.
L’artisan devient alors démiurge. Il tente d’imiter celui de qui il tient ses pouvoirs et c’est ici que se situe le point de séparation entre l’homme à genoux devant son créateur et celui qui par bravade ou tentation, s’en va mesurer son orgueilleuse puissance à celle du grand architecte de l’Univers. Construire un pavé mosaïque en tant que fondement de la manifestation, revient à se laisser tenter par Babel. On relate, dans les origines mythiques du métier, l’évènement de la construction de la tour de Babel, comme étant un élément fondateur de la profession des bâtisseurs. Le Régius cristallise la légende : « Écoutez maintenant ce que j'ai lu : bien après l'effroi résultant du Grand Déluge, on bâtit la tour de Babylone, solide ouvrage de pierre et de chaux comme on n'en avait jamais vu. Elle était si longue et si large que l'ombre à midi, avait sept miles.
C'est Nabuchodonosor qui la fit construire pour protéger les hommes, s'il survenait un nouveau déluge. Leur orgueil et leur vantardise furent la cause de la fin de l'entreprise. Leurs langues furent divisées et ils ne se comprenaient plus. »
Plus tard encore, l’origine Babélienne du métier fut glorifiée et expurgée de sa connotation négative : On remarque qu’avant la légende d’Hiram prévalait entre autres la légende de Noé, le père des constructeurs, que l’Ancien Devoirs, le Graham, consacre en ultime conclusion. Toute la Franc-Maçonnerie d’aujourd’hui est issue de la légendaire Hiramique ou celle plus ancienne et opérative des Quatres Couronnés, celle d’Arnaud de Montauban, puis celles intermédiaires de Maître Jacques et le Père Soubise. On constate que l’ensemble légendaire opératif et symbolique repose sur le crime aussi nécessaire qu’utile. Il devient mythe fondateur et peut s’assimiler à la geste chrétienne de la passion du christ et en toute hypothèse, suggère le principe d’exemple et de résurrection. C’est en ce sens que la Franc-Maçonnerie élabore l’éloge du crime. Le crime par sa nature morale et du fait des tables de la loi données à Moïse ne peut être que teinté de noir.
Les conséquences de ce crime, nous dirons plutôt l’effet miroir, sanctifie le passage à l’Orient Eternel dans un continuum de successibles Maîtres maçons qui reçoivent et revivent la légende d’Hiram. C’est un point intéressant et curieux qui nous ramène aux anciennes pratiques des transferts de type « Dibouk » telles que décrites dans la littérature juive. Ajoutons pour être complet que le crime utile vaut aussi pour soi-même. En plus du transfert successoral évoqué plus haut, il convient pour faire place au nouvel Hiram qui est en nous, de tuer le vieil homme.
Celui qui nous « habite » n’est plus le même depuis notre initiation. Faire table rase d’une animalité envahissante et dispendieuse d’une énergie trop précieuse. Se dissiper sans but et sans fin n’est plus à l’ordre du jour.
Il existe donc une dichotomie agissante qui oscille entre le respect du créateur ou de l’architecte et son meurtre rituelique. S’en suit une tension indispensable, qui permet au ciment qui lie chaque pierre de l’édifice de prendre. Ainsi, pouvons nous affirmer que le pavé mosaïque qui est le lieu du dépôt de la dépouille d’Hiram, trouve sa fonction première dans une apparente opposition, pour faire sienne, plus encore que de mesure, l’unité entre tous les membres qui la compose. L’unité retrouvée se fait grâce au joint invisible et sacré qui les unit, aussi bien dans le deuil, que dans la recherche de la parole perdue. Ce joint interstitiel visible du seul initié est le but réel du la représentation mosaïque du pavé.
Sans doute parce que notre interprétation n’est que réfractée par notre sens manichéen et primaire. De cette filtration résulte une méprise : Le Dieu « Cosmocréateur » ayant créé l’homme à son image n’installe pas la sanction pour la prétention et la tentation de l’imiter par la construction de cet édifice.
Au contraire, la fameuse confusion des langues ne fait que donner naissance à la diversité des langages, en autant de peuplades et pays. L’incompréhension qui en résulte provoque l’abandon du projet de Nemrod. Peut-être qu'il n’est en fait qu’ajourné, en attendant une sagesse et une capacité à mieux s’assimiler à l’autre. Les fondations reposent sur l’altérité. Cette sagesse repose, bien évidemment sur la capacité de chacun à accepter l’autre dans sa différence, vieille vertu chrétienne, redécouverte au Siècle des lumières et qui aboutit tout naturellement à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cet état d’esprit se traduit par une capacité à être frères unis dans une chaîne d’union autour du pavé mosaïque, témoin et miroir de fraternité.
De même ce principe jointif du meurtre utile, nous renvoie à un épisode bien connu de l’Ancien Testament, inhérent à l’érection de la tour de Babel.
Pourquoi la génération de la construction de cette tour censée tutoyer Dieu en son ciel, n’a-t-elle jamais été punie ni anéantie comme le fut la génération du Déluge ? Flavius Josèphe relate : « Nemrod peu à peu transforme l'état des choses en une tyrannie. Il estimait que le seul moyen de détacher les hommes de la crainte de Dieu, c'était qu'ils s'en remissent toujours à sa propre puissance. Il promet de les défendre contre une seconde punition de Dieu qui veut inonder la terre : il construira une tour assez haute pour que les eaux ne puissent s'élever jusqu'à elle et il vengera même la mort de leurs pères. Le peuple était tout disposé à suivre les avis de Nemrod, considérant l'obéissance à Dieu comme une servitude ; ils se mirent à édifier la tour [...] ; elle s'éleva plus vite qu'on eût supposé ».
Au plan symbolique l’épisode de la tour de Babel est une synthèse allégorique de l’épisode de la chute. Le rapprochement entre la tour de Babel et le pavé mosaïque est illustré de façon fort probante par le sol de la cathédrale d’Otrante ou l’on voit un pavé mosaïque non loin d’une tour, elle aussi bicolore, ne laissant aucun doute sur le rapprochement que nous venons d’effectuer.
L’analogie nous semble évidente. La brique est une glaise pétrie et formée puis cuite, l’homme est dans la plupart des traditions, fait à partir de la glaise… Ainsi c’est l’assemblage des briques de glaise, passées par le feu, qui représentent l’expérience du mal et la multitude. Enfin unies par leurs joints, de manière hélicoïdale s’érige l’édifice. L’alliance du feu, du joint et de la brique3, le tout par la main de l’homme fait de celui-ci, indirectement, le sujet du feu et de Satan. Dans le pavé mosaïque nous retrouvons les mêmes ingrédients sans pour autant passer par le feu. C’est ici la lumière4 et la ténèbre qui oeuvrent en amont comme résultat de la différenciation des origines et le feu est absent. Cette disposition du pavé mosaïque de s’abstraire de la matérialité, lui donne cette supériorité symbolique qui en fait un élément fondateur des mythèmes maçonniques. C’est aussi l’antitype de la tour de Babel.
C’est dans le pavé mosaïque, sans passer par le feu et donc l’éternelle damnation du diable, que le créateur entend « ré-unir » les peuples dispersés et les langues qui ont perdu le Verbe. Cette union se fera sans recours à une construction verticale de matière et de feu, mais plutôt dans l’ascension ternaire que suggère un dualisme apparent. L’effort à produire est personnel. Il nécessite une transformation de soi, et repose sur notre capacité à modifier notre regard. Il ne repose pas sur un temps de cuisson ni sur un savoir-faire, ni d’ailleurs sur le strict orgueil de Nemrod.
Ce dernier est l’ancêtre des francs maçons et considéré comme tel par les Anciens Devoirs, tels le Régius ou le Cooke de 1390 et 1420, où il lui est donné le titre de « Premier et Très Excellent Grand Maître ». C’est à lui que l’on attribue la rédaction des premières charges et devoirs de la profession. L’historien Mackey confirme que l’histoire fondatrice et légendaire de la profession à prévalue jusqu’au XVIIIe siècle, pour être remplacée par la légende D’Hiram, où Salomon se substituera à Nemrod…
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1 C’est la porte de dieu. Babel est représentée par une tour spiralée circulaire ou à base carré. Celle-ci s’écroule sous les coups du ciel. On y symbolise l’orgueil des hommes face au divin. La confusion des langages et la dispersion des peuples et l’explication la plus commune pour exprimer la faillite de cette tentative.
2 Les anciens devoirs font référence à Nemrod comme architecte et bâtisseur de la tour de Babel.
3 Rappelons que les deux colonnes antédiluviennes étaient de marbre blanc pour l’une et de brique rouge et cuite pour l’autre. Preuve que le symbolisme constructif propre aux anciens devoirs outrepasse la simple narration, et rejoint l’apparent dualisme du pavé mosaïque.
4 La lumière est ici sans feu, au même titre que l’étoile flamboyante ou de l’épée du même nom.