3 / L’absence constitutionnelle et résonnance sacrée.
Pas plus une Constitution qu’un règlement ne traite de sujets initiatiques. Une Constitution organise le pouvoir et le processus de décision en Loge et en Grande Loge. La Grande Loge n’est pas un lieu de transmission initiatique. Il est donc normal que nous n’y trouvions que des considérations traitant de l’art de vivre ensemble, et rien de plus. L’initiatique en 1723 appartient encore à la transmission verbale et a sa résonnance en chaque franc-maçon. Un article de Constitution n’a jamais transmis un semblant de lumière. Il n’est donc pas sérieux de se référer toujours et constamment aux Constitutions de 1723 et de 1738 pour y trouver une source initiatique. En dehors de l’article premier qui fixe le cadre philosophique et humaniste de l’affectio societatis, nous n’y trouverons que des cadres organisationnels. Le symbolisme constructif est donc « logé » dans la cellule de base où s’opère la transmission sur la trame du devoir de mémoire.
Or la notion de Temple ou Loge se réfère à la transmission initiatique via une véritable hiérologie alors que la notion de Grande Loge se réfère à la conservation de "l’organisation" maçonnique.
Finalement en dehors de l’art 1 des Constitutions de 1723, c’est dans les chants en dernière partie de la publication que vont transparaître certains aspects initiatiques réservés aux connaisseurs.
On peut se référer aux Constitutions d’Anderson de 1723 non pas pour répondre à la question posée, « Pourquoi les francs-maçons utilisent-ils le mot temple pour définir le lieu de leurs travaux ? » mais pour tenter d’en avoir une approche organisationnelle. Si on examine attentivement les Obligations et les Statuts de la très Vénérable Confraternité des francs-maçons, on se rend à l’évidence que le mot temple, et encore moins le mot atelier, sont absents des textes fondateurs de la franc-maçonnerie de 1717. Ces textes recommandent aux frères de se réunir dans un lieu convenable. Peut-on dire que les tavernes furent considérées comme des lieux convenables ? Les anciens rituels londoniens stipulaient qu’il convenait de couvrir la loge hors des aboiements d’un chien ou du chant d’un coq. Soit un lieu clos et couvert éloigné de l’indiscrétion profane de la « basse » cour.
Mais le texte dans ses annexes laisse transparaître quelques éléments qui feront naître l’idée du Temple.
On trouve dans les chants en fin des Constitutions ce passage : « ADAM, le premier de l'Espèce humaine, Créée avec la GÉOMÉTRIE Gravée en son Royal Esprit, Instruisit bientôt sa Descendance CAIN et SETH, qui améliorèrent alors La Science libérale dans l'Art De l’ARCHITECTURE, qu’ils aimaient, Et communiquèrent à leurs Fils. » Il y a donc aucune prescription pour designer le temple si ce n’est l’architecture comme art transmissible d’origine surhumaine et donc sacrée ; l’architecture sera la future servante du Temple-Templum, c’est elle qui lui donnera forme et proportion.
Cette abstention dans la citation du Temple ramène la valeur de celui-ci à la science sacrée de sa mesure géométrique (naométria) et de sa traduction démiurgique : l’architecture et la géométrie.
On évite ainsi l’utilisation d’un terme partisan à connotation religieuse (temple protestant, Église, cathédrale synagogue, etc.). Mais on constatera que la substitution du Temple par la vision et la modalité qui le construira, positionne l’architecte-géomètre sur le trône d’une connaissance antédiluvienne. Le temple sera ainsi lié à une connaissance réservée à l’édification du Temple comme à celui d’Adam.
Il s’agit de la capacité à lire et mettre en œuvre les plans divins. L’architecte-géomètre se situe ainsi hors la dimension temporelle et historique ce qui explique l’échec annoncé de toutes les écoles d’historiens qui cherchent l’arbre généalogique des francs-maçons spéculatifs. Ce qui doit être recherché ce n’est pas la transmission de la patente (modalité organisationnelle) ou un lien direct immédiat et écrit entre loges spéculatives et les loges opératives, mais la transmission d’une sensibilité hiérologique. Cet aspect souvent oublié des historiens, travesti et confine la recherche généalogique en un point de vue dit « documenté ». Mais aucun document ne peut relater la dimension et la perception du sacré si ce n’est le symbole dans son expression graphique ou glyphique universelle. Au mieux la démonstration portera sur la transmission de l’idéogramme ou la reproduction du signe associant signifiant-signifié. L’architecture du Temple et la géométrie sacrée seront une verbalisation du symbole sacré. Or force est de constater que sur ce point le symbole s’inscrit dans une représentation universelle avec une évocation-narration qui forme la base des archétypes de la pensée. Cette notion archétypale est trop souvent mise à l’index dans la recherche d’une filiation initiatique.
La voie initiatique passe par la mise en explication et en sensibilité du phénomène symbolique et sacral. Si l’historien ouvert à l’intemporalité acceptait de recroiser les indices liés aux symboles, il n’aurait aucune peine à se faire le génial découvreur de la filiation initiatique hiérographique de la franc-maçonnerie. Les affirmations par les Anciens Devoirs, par les Constitutions d’Anderson ou le Discours de Ramsay, de liens avec aussi bien l’Égypte, le roi Altestan, la chevalerie revenue d’Orient, etc, ne sont pas à interpréter sur un plan historique, mais sur un plan hiérologique. L’aspect historique fut-il maladroitement relaté par nos anciens, met en exergue le cheminement universel de la dimension sacrale associée aux voies initiatiques.
Les Constitutions de 1723 sont nées dans l’opposition armée des Hanovres protestants et des Stuarts catholiques. Se voulant universelles, elles ne tombent pas dans le piège du qualificatif partisan de la maison de Dieu, mais s’en rapprochent par la science géométrique et par l’art de bâtir. On note par contre dans la fin du Titre I que « la Maçonnerie devient le Centre d'Union et le Moyen de concilier une véritable Amitié parmi des Personnes qui auraient dû rester perpétuellement Éloignées. »
Ce but, le « Centre de l’Union » correspond précisément à la situation du mont du Temple de Jérusalem qui jouxte et conjoint dans une proximité propre aux lieux universels les 3 religions du Livre en 4 quartiers : le quartier juif, le quartier musulman, le quartier chrétien, le quartier arménien. On retrouvera cette vocation de l’union dans la manière dont les Hanovres (protestants) vont tenter par la Franc-maçonnerie de récupérer les débris Stuartistes. Il est vrai que les deux maçonneries vont continuer de se fréquenter et dialoguer aux pires moments des tentatives de reconquête. Ainsi, d’une manière presque utopiste, le centre de l’union pouvait prétendre réunir ce qui est épars.
Je conclurais en disant que l’absence constitutionnelle et parfois rituelique (suivant le rite) du mot temple, vaut substitution habile au profit de la science et de l’art (géométrie-architecture) qui permet sa construction. Cette perception en amont du Temple par l’art de bâtir le sacré, appelé aussi art royal nous conduit à l’universalisme non partisan de la franc-maçonnerie. Cette pseudo-neutralité dans les constitutions se traduira par un mot d’emprunt qui sera le terme « Hall ». Ce terme deviendra emphatique, voire majestueux et englobant, à la dimension des ambitions encyclopédiques et universelles des penseurs du XVIIIème Siècle.
Voici la représentation du Hall d’apparat à gauche qui diffère dans sa majesté et ses intentions de celle de la loge en appartement à droite, plus modeste et plus fonctionnelle.(musée des Beaux Arts de Lyon, Feddersen (AQC Bayreuth), tirées de l'exellent ouvrage de Philippe Langlet, « Lecture d’image de la Franc Maçonnerie, ed Dervy).
La dénomination « Hall » devient par son œcuménisme verbal et spéculatif plus conforme à la tradition maçonnique des Maçons francs et acceptés devenus spéculatifs. Cette tradition d'ouverture et d'élargisement à l'universel est bien antérieure à 1717 puisqu’en trouve trace dès 1646 avec l’admission du rosicrucien alchimiste anglais Élias Ashmole. Mais il convient de souligner que l’avènement de la franc-maçonnerie à Londres, se référant aux anciennes chartes constitutives de la Maçonnerie opérative et puis de la Maçonnerie franche et acceptée, se distingue particulièrement par son approche de nature organisationnelle et délibérante via la Constitution de la Grande loge sous l’autorité d’un Grand Maître et de son collège de Grands officiers. La Grande Loge ne se réunit en aucune façon dans le Temple. Il faudra donc revoir la problématique du Temple uniquement au niveau des loges détentrices de la transmission initiatique, c’est ici que se fera la mise en éveil et la perception du sacré.
Le Hall est donc une surenchère institutionnelle de l’organisation maçonnique. La franc-maçonnerie veut peser dans le paysage sociopolitique. La loge est ici abritée par le Hall avec une identification sociale distincte des autres lieux cultuels ou institutionnels. A l’évidence nous ne sommes plus dans une arrière taverne.
La notion de Hall est bien présente dans l’édition des constitutions de 1723(à gauche). L’élitisme transformera la vocation oecuménique en Freemason's Hall (à droite) réservé à la gentry Anglaise.
4 / Influences et confluences mystiques et initiatiques.
L’image du Temple irradie la pensée autour du sacré, ce Temple fut un point de ralliement de l’histoire événementielle. Le Temple suscite la contemplation. Il est le point de liberté qui conduit à la grande perspective. C’est par l’approche du bâti sacré que se situe la transmission maçonnique.
La pratique démontre que les francs-maçons utilisent le mot temple pour définir le lieu de leurs travaux. Doit-on y voir une influence écossaise de type protestante où la notion de Temple n’est pas absente ? S’agit-il d’une influence où le temple est l’équivalent de l’athanor humain chez certains rosicruciens et Stuartistes présents dans l’Invisible Collège et dans la Royale Society ? Ces mêmes personnages seront aussi francs maçons spéculatifs…
Sans doute l’apparition du grade de Maître vers 1730 va cristalliser au plan architectural et archétypal la notion de Temple. Le propre du franc-maçon est de vivre le symbole et donc ici le Temple de Salomon sera intériorisé.
Précédemment comme le démontrent les premières Constitutions d’Anderson nous n’avions que deux grades maçonniques, à savoir le grade d’Apprenti et le grade de Compagnon. L’ensemble des frères travaillaient à cette époque sous l’autorité du Maître de la Loge. Donc point de grade de Maître Maçon. Ce grade fut constitué après 1723, on retient 1730-1740. Naturellement, la légende qui compose le corpus de ce nouveau grade témoigne d’une démarche rituelle christique, mais la notion de temple n’est pas nécessairement liée au Christ. Le temple serait dans son acceptation initiale plutôt hébraïsante. C’est pourtant la légende d’Hiram qui scelle le transfert christique, mais elle se déroule dans un cadre vetérotestamentaire.
Sur ce, les francs-maçons Irlandais de Londres, catholiques comme les partisans Stuartistes, demandeurs de la reconnaissance de l’Arche royale, ont accéléré l’acceptation du mot temple. Ils furent chassés en 1717 par une bourgeoisie londonienne, qui cultivait son entre-soi et ils entrèrent plus tard victorieux dans un accord mémorable… De par les accords de 1813 entre les Modernes et les Anciens, ils réussirent à imposer l’Arche royale au grade de Maître Maçon au sein de la Grande Loge Unie d’Angleterre. En d’autres termes ils adossèrent la Loge au Temple. Ainsi « l’élaboration » en loge servait le secret du Temple.
Enfin le génie français à la suite du chevalier de Saint-Lazare Ramsay "en mission" par ses deux discours de 1736-1737, reveille et suscite ce qu’on appellera de manière générique « l’écossisme », comprenant le grade Maître Écossais de différentes appellations, notamment le Maître Parfait Écossais du Early Grand Scottish Rite, les grades chevaleresques et templiers et le grade Rose-croix. Les deux discours associent la chevalerie au temple par l’entremise des « croisés ». Selon Ramsay, le Temple devient ainsi le compendium d’une connaissance initiatique et sacrée qui fut instillée dans les loges écossaises.
La chevalerie « croisée » revient avec un ésotérisme chrétien éprouvé au pied de la muraille du temple. Ils conjoindront le temple et la loge entraînant dans cet élan une multitude influences donnant des grades ésotériques et hermétiques. L’influence gnostique ou hermétisante déjà présente dans les milieux intellectuels (rosicrucianisme anglais et allemand), s’en trouva définitivement installée, en marge de l’influence christique templière. De cette double influence naît un heureux mélange autour de la figure du temple qui reste une valeur universelle commune. Tout cet ensemble s’amalgame dans le théâtre de la loge.
Une telle diversification de grades et de pratiques sera plus ou moins réceptionnée par le Grand Chapitre de Clermont notamment. Le Grand Orient de France de l’Ancien régime régula en 1785 les trois grades symboliques et institua les quatre ordres de sagesse. Ce fut l’œuvre de Roëttiers de Montalaud (1748-1807). Le talentueux Jean Baptiste Willermoz rectifia en 1778 les grades templiers du baron de Hund en y faisant revivre le dépôt traditionnel des premiers chrétiens. Le temple fut donc présent dans un aspect templier puis dans l’esprit rectifié, c'est-à-dire épuré, par une théosophie chrétienne.
L’esprit du Temple souffle sur l’occident depuis les croisades et la rencontre dans la mêlée d’un combat pour la reconquête, du plus fameux centre spirituel (Jérusalem). Cette mêlée créa un pont allant du soufisme à la chevalerie d’occident, soit de l’expire oriental à l’inspire occidental.
Nous assistons alors à un « conjointement de la voûte ». Les deux arcs nord et sud vont se rejoindre sur la même clef de voûte : la tradition occidentale chevaleresque devenue "templière" et la tradition orientale du Temple ont pour clef commune Jérusalem et la fontaine de Siloé.
La tradition chevaleresque de l’Occident et la fotowwat (Compagnons Chevaliers) de la tradition orientale vont mêler leurs souffles sous la muraille du temple et au Dôme du rocher. Mûrit alors dans l’inconscient et dans les récits, l’image archétype du Temple – en Orient comme en Occident – . Cette image archétypale n’est pas séparable de la méthode des bâtisseurs et de celle des chevaliers, et aboutira dans ses plus hauts degrés à une méthode « contemplative » visant l’image sublimée, la légende et la répétition. Finalement « le con-templateur, la con-templation et le Temple ne font qu’un » selon Henri Corbin.
Ainsi nous avons un Temple avec trois enceintes, ce qui veut dire que nous avons 3 Temples : le Temple d’Hénoch le plus proche des temps premiers, il sera celui de l’ontologie, le Temple de Salomon bâtit suivant les plans ou pendant la construction « on entendit ni marteau, ni pics ni outils en fer » R6,7, puis nous aurons le Temple de Zorobabel, celui de la reconstruction. L’image chrétienne se résume dans le Temple de Jérusalem qui sera celui centre, « point de liberté » en jonction entre la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste.
Ces trois constructions sont bâties dans la représentation mentale du franc-maçon qui fera le lien entre le haut et le bas, entre la chute et la réintégration. Cette espace médiateur nous revient par la planche à tracer des maîtres qui fera devenir réalité ce qui y est tracé par le doigt divin, soit une représentation sublime qui reste à déchiffrer.
C’est le pouvoir contemplatif qui construit le Temple en soi. Il s’agit donc d’une vision intégrative du sacré propre au chevalier comme au maçon. Elle peut être mystique et ésotérique. Alors le Temple dressé dans l’Imaginaire par la représentation mentale devient ainsi Porte du Ciel. C’est ainsi que la transcendance se manifeste en nous. C’est notre temple intérieur qui « prends corps ».
E.°.R.°.(suite et fin prochaine parution)